Lettres d'estuaires
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Portraits blayais - Isaïe

Pendant mes journées de travail dans l'atelier Isaïe s'est d'abord tenu à l'écart, broutant l'herbe dans la cour, derrière les bureaux de la mairie, sortant pour faire un tour sur les remparts de la citadelle ou s'absentant tout à fait du champ du visible.

Mais depuis peu les choses ont changé.

Il pénètre quand il veut le repos sacré dont je tiens à entourer mon activité matinale pour me montrer que mon travail de peintre, loin de le respecter, il le piétine. Son mépris écrasant ne se limite pas à de simples ricanements d'ironie ou des braiments de provocation, mais se traduit dans des gestes bien matériels. Constamment il marche sur mes papiers étalés au sol et se heurte à des cadres de tableaux. Il abîme mes toiles apprêtées par des gouttes de pluie qu'il arrive à faire traverser le plafond ou par des tâches grandissantes d'humidité qui y dessinent, défiant mes propres esquisses, des paysages monochromes de brume et de frimas. Des jets d'urine bien ciblés font des lavures dans mes croquis là où etaient prévues des lignes bien précises. Quand me voilà pleurant à genoux devant les ruines de mon travail de plusieurs semaines, devant des douzaines de dessins malmenés et d'esquisses perdues, me résignant à lui immoler tout l'espoir de gloire et de gratification locales qui s'était attaché à mes piètres efforts, soudain il me sourit, satisfait de son travail d'humiliateur, pour néanmoins ajouter :

"Avoue, Jacov, que tu m'en veux."

Il fait quelques pas en arrière et d'un mouvement de son derrière qui frôle le mur fait tomber l'affiche qui annonce le vernissage de ma prochaine exposition pour également la piétiner. Puis, d'un trait, il avale mon nom qui y est inscrit en de gros caractères rouges pour le faire réapparaître sur une autre affiche où figurent les noms des 133 personnes les plus détestées de la planète.

Il a l'air de trouver cela tout à fait drôle.

Surtout il a l'air de ne plus vouloir s'absenter du champ du visible, préférant rester à mes côtés.

Il est d'ailleurs fort possible qu'il s'y soit trouvé depuis toujours, bien que cette présence ait été impalpable, jusqu'à la nuit fatidique où il a surgi dans mon rêve pour de mon rêve surgir dans ma vie.

Isaïe, avec ses sabots, cognait très fort à la porte de ce rêve-là, qui était en train de se dérouler tranquillement dans un compartiment onirique de première classe où normalement les animaux ne sont pas admis. Le cadre était celui d'une réception officielle à la suite d'un vernissage justement. Dans un salon d'aspect futuriste s'agitaient, dans une attitude de parfaite sérénité correspondante à leur importance respective, des messieurs cravatés et des dames en tailleur bleu foncé autour de divans en cuir et de tables en verre.

Mais voici le braiment claironnant d'Isaïe qui pénètre toute cette ambiance feutrée pour impérieusement me taper sur les oreilles, voici ses sabots qui furieusement cognent à la porte de ma perception d'endormi lucide, et cela ne sert à rien de lui crier : "Attends, Isaïe, je suis déjà en train de rêver au premier plan, mon inconscient est occupé et n'a pas de place à t'accorder pour le moment !"

Il force la porte mal verrouillée de ma perception, et le voici, en train de se dessiner de plus en plus distinctement devant moi, avec cette tête d'âne, ces grosses lèvres humides qui s'écartent pour me montrer des dents jaunies dans l'équivalent d'un sourire de compréhension et de complicité. Face à une telle énergie d'intrusion, je ne résiste plus - d'autant moins que ses lèvres ne vont pas tarder à me réitérer leur promesse solennelle.

Cette promesse-là, aucun de ces messieurs cravatés, aucune de ces dames en tailleur bleu foncé ne serait en mesure de jamais la faire ni de jamais l'accomplir. C'est bien lui, Isaïe, qui, une fois que je serai décédé, va s'occuper de ma dépouille mortelle. Il va la porter sur son dos habitué au poids des sacoches et des barriques jusqu'à son lieu d'enterrement, au cimetière donc, si à cette époque-là, des cimetières il en existe encore. Et s'il n'en existe plus, il va transporter mon corps, à sa façon patiente et méthodique, jusqu'à un endroit d'inhumation off ou même off-off, qui n'offre plus aucun rite funéraire, aucun vestige de monument commémoratif, qui sera donc peut-être un dépotoir, une fosse à ordures, un terrain vague affecté, sans décret préfectoral, à la décharge des déchets domestiques et autres, aux ultimes abords de la ville. Une ville qui d'ailleurs risque fort de se trouver en flammes, profondément secouée dans son sage régime de coque protectrice pour l'équilibre fragile de la survie des humains.

Mais lui, Isaïe qui sait extraire sa nourriture des fentes de muraille, des champs déserts et même de l'air, ni l'incendie ni la puanteur des épidémies ne pourront l'empêcher de s'atteler à sa tâche d'ordonnateur des pompes funèbres, de porter mon corps dans un sac là où il faut pour pouvoir le couvrir d'une mince couche de terre, de sable ou de boue à laquelle il va imprimer, même si ce n'est que pour un seul instant, pour une fraction de seconde, les initiales de mon nom, le J. V. de Jacov Vréméni.

Même si, après la mort, mon corps, dans les dimensions labyrinthiques et indiscernables de l'au-delà dont déjà il sera prisonnier, va commencer à grandir et, s'élargissant outre mesure, entrer en lice, pour le tournoi de la hauteur, avec les gratte-ciel qui, secoués, vont danser sur leurs fondations effritées le tango du dernier départ, Isaïe va faire le nécessaire pour amener ce cadavre de géant à se fondre, comme il est de rigueur, dans le bleu immense du ciel que même les ravages de l'apocalypse ne pourraient pas ternir.

Si par contre, après cette mort soit abrupte soit subreptice, la dépouille mortelle de Jacov Vréméni se rétrécit, s'amincit, rebroussant chemin vers l'état qui était le sien avant la naissance, embryonnaire et minuscule, se miniaturisant jusqu'à tenir dans une simple boîte d'allumettes, Isaïe va trouver une boîte d'à-peu-près ce format-là pour y déposer sa charge, puisque maintenant, dans ce compartiment de rêve de première classe il s'en déclare responsable.

Je lui ouvre donc toute grande la porte de ma perception d'endormi lucide pour lui dire "Bonjour et bienvenue, Isaïe, dans ma nuit !" sans avoir le temps de congédier toutes ces dames et tous ces messieurs qui, à son aspect - pourtant pour eux invisible - pâlissent et s'évaporent en vertu d'un principe d'incompatibilité que jamais je n'ai pu bien comprendre.
 




II


Le soir, Isaïe monte avec moi dans la cage d'escalier étroite et sombre de l'immeuble quelque peu délabré de la rue Prémayac, jusqu'au troisième étage où il partage avec moi le lit triple, énorme, que je me suis fait aménager après que sa présence dans ma vie se fut à ce point matérialisée que j'ai dû revenir sur ma première opinion selon laquelle Isaïe, par son statut ontologique, serait limité au rôle de gardien incorporel de mon sommeil et de préposé à mes rêves.

Après avoir pris sa douche pour se libérer des effluves de la ville et des inanités sans nombre de la journée, il se met en place, les jambes avant posées sur la table de nuit, son derrière sur le tapis, l'œil implacable et sévère fixé sur moi, les oreilles poilues dressées en capteurs qui veillent à ce que j'exécute bien l'office religieux que m'impose l'approche de la nuit. Comment je vais m'agenouiller, d'une façon quelque peu ostentatoire, sur la moquette marron pour faire ma prière qui consiste en de longues et fastidieuses litanies dont les syllabes pointues, cahotantes, sorties d'un langage animal, restent incompréhensibles à moi-même.

J'ai bientôt mal aux genoux, mal à la nuque, qui s'incline dans un geste de soumission, mal aux reins, mais je reste là, immobile, durant une demi-heure, cloué sur place par une force de pesanteur terrassante, celle de ce rituel aussi insensé et dérisoire que profond et insondable, sans me plaindre - bien que parfois le vinaigre de bien amères insultes se mêle à l'eau limpide de mes oraisons et au respect sans compromis que tout disciple doit à son maître, quelle que soit la forme dont celui-ci ait daigné se vêtir.

Tout-à-coup, son admonestation mi-sévère mi-enjouée vient interrompre le cours de mes ruminations :

- Jacov, tu m'en veux !

O combien il a raison ! Il n'est que trop vrai que dans mon for intérieur, à voix basse, dans les vides infimes qui séparent pensée et pensée, je lui adresse les pires insultes, des ouragans de révolte et de hargne, insistant sur ma supériorité humaine par rapport à cet âne insondable, cet animal qui réclame être sorti des contraintes de son espèce pour s'ériger en maître sur moi.

Mais cette hargne et ce ressentiment, je n'ai pas le courage de les avouer. Car toute lutte avec Isaïe serait au-dessus de mes forces. Si pour les habitants de Blaye, par exemple, notre union indissoluble - et, du fait, quelque peu provocatrice - reste tout à fait incompréhensible, cela est dû au fait que de cet âne-là qu'ils prennent pour un grand parasite quadrupède parce que non comestible, ils ne connaissent ni ne connaîtront jamais la forme courroucée. Celle qui parfois, quand je suis seul avec lui, sait surgir à la surface du visible. Là, son corps ne correspond plus à une forme stable et familière d'animal, mais se transforme en un halo centrifuge de néoplasmes, d'engloutissements et de mirages palpables. Un halo qui sait lire les pensées et, séance tenante, les punir, car d'une seconde à l'autre, ce halo sait se matérialiser - non pas, comme le ferait une divinité tibétaine, dans une sorte de dragon doté de multiples mains qui brandissent des outils guerriers aptes à fracasser mon crâne, mais tout simplement en appareil télé aux facultés hypnotisantes.

Les chiquenaudes que m'inflige Isaïe, ce sont les films d'épouvante qu'il produit sur-le-champ et qu'il me force à regarder sur cet écran blafard au-dessous de la fenêtre. Là, il ne se contente pas de me faire subir l'épreuve des images d'horreur les plus atroces, mais insuffle juste assez de vie à l'appareil lui-même pour le faire vibrer, bouger, danser à travers l'appartement en dégageant des liquides de toutes sortes qui, à leur tour, dégagent de fort mauvaises odeurs.

Le scénario qu'il fait revenir le plus souvent tourne autour du vernissage de l'exposition qui doit clore et couronner mon séjour de peintre dans la citadelle de Blaye.

L'écran montre d'abord les surfaces lisses, frustes, neutres et, somme toute, à peine entamées de nombreuses toiles qui ne présentent justement aucune peinture, sauf çà et là quelques traits gris semblables à de la fiente d'oiseau ; ensuite la caméra plonge sur l'adjoint à la culture en train de prononcer un discours fort élogieux sur ma personne et sur mes performances dans le domaine artistique. L'orateur se tient sur une estrade devant la foule considérable des auditeurs, tournant le dos à un rideau blanc censé cacher et protéger les prétendus paysages, portraits et figurations abstraites que je suis censé avoir créés. Puis je me vois moi-même, l'artiste, derrière le rideau, caché honteusement dans la malle qui a contenu mes bagages et qui est assez large pour maintenant pouvoir admettre mon corps tremblant et trempé de sueur. L'adjoint à la culture, une fois terminé son discours, ouvre le rideau. Avide de beauté, mû par le désir de reconnaître son territoire coutumier transfiguré en sphère de lumineuse splendeur, le public se presse autour du mur orné de dizaines de toiles. Hélas, l'expression des visages ne tarde pas à virer de la plus vive curiosité à la plus amère déception pour passer ensuite à une colère à peine retenue face à cette dérision dont les spectateurs se croient victimes. Il y a un silence de surprise, puis des murmures indignés, puis des huées. C'est l'adjoint au maire lui-même qui, en fureur, dénonce ma présence dans cette malle. Derrière l'étoffe, elle laisse aisément deviner les contours de mon corps. Lui qui, une minute auparavant, avait chanté mes louanges donne maintenant un exemple tout à fait opposé en m'assenant les premiers coups de pied, il est vrai encore assez contrôlés. Mais bientôt le public tout entier prend la relève, et plusieurs messieurs autour de la quarantaine - les plus exacerbés - se mettent tout de suite à taper dur.

C'est l'esprit sportif qui l'emporte. Il y a compétition. Les gens essayent de repérer ma tête, dans la malle. Ils s'encouragent les uns les autres. Ils poussent la malle pour lui faire dégringoler l'escalier. Il y a un zoom terrible sur mon visage sanglant et mon dos courbatu. Je m'entends hurler de douleur, pousser des cris désespérés qui implorent la pitié, une fin de ce châtiment qui dépasse de loin les bornes de ma culpabilité. Mais les huées de la foule ont touché un rythme qui réveille, chez ces individus normalement si rangés, un instinct de chasse et de sauvagerie par trop plaisant. Des jeunes, encouragés par un applaudissement général, soulèvent la malle à plusieurs, la transportent jusqu'au bord de la terrasse devant l'hôtel La Citadelle et, d'une hauteur de vingt mètres, la font tomber dans la Gironde.

Incapable de tourner le bouton de l'appareil funeste, de fermer les yeux ou tout simplement de quitter la pièce, me voilà à la merci de ce cauchemar télévisé jusqu'à ce que Isaïe juge bon de me laisser respirer et de se retransformer lui-même en baudet anodin, avec tous ses outils de dieu courroucé innocemment rangés dans un quelconque tiroir secret de son corps.

Attaché à la tranquillité de mes soirées et au repos de mes nuits, surtout en terre étrangère, je me garde bien de provoquer sa colère en me permettant un geste quelconque d'insubordination.

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© Simon Werle, 2001

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