Les canards s'en lavent les pattes

En canot sur la Gironde :
 
Croisière 2010 à bord du canot Plénitude

par Jean-Bernard Forie


Mardi 6 juillet

Longue relâche au mouillage, dans une sorte d’immense grasse matinée. À la suite de laquelle je décide d’aller visiter le vasard de Beychevelle.

S’arracher de la vase

Une modeste estacade se devine sur la rive toute proche et je prévois d’y amarrer Plénitude. Je commence à relever l’ancre pour m’y rendre en quelques coups d’aviron. Mais celle-ci refuse de se décrocher du fond. Main sur main, le câble est remonté au maximum de ce que permet la force de mes bras : sans effet. Une racine quelconque aurait-elle piégé l’ancre ? Je me dis qu’à l’étale, avec l’aide de la voile, il sera possible de repasser sur mon point d’ancrage et tirer le câble à l’envers. Peut-être aurai-je alors plus de chance ? Le temps passe, le courant faiblit : je décide de faire un nouvel essai. Et ça marche ! Mais l’ancre semble avoir doublé de poids. Ses pattes, après s’être profondément enfoncées dans la vase, remontent un énorme paquet d’une matière bleugris, collante à souhait, qu’il faut enlever à la main avant de la basculer à bord. Autant éviter de salir le canot ! Je précise : autant éviter de salir TROP VITE tout le canot, tant il est vrai qu’avec les opérations de mouillage répétées et autres débarquements aventureux il se trouve vite (voile et équipage compris) enduit d’une mince et pénétrante pellicule grise. Une vase omniprésente, « consubstantielle » au bateau, recouvrant toute chose, et cela de la manière la plus complète, jusqu’au sommet du mât. On doit même, involontairement, en avaler un peu !

Escale sur le vasard de Beychevelle Escale sur le vasard de Beychevelle

Débarquement sur le vasard de Beychevelle, puis promenade à terre. Sur la rive du grand chenal de navigation (rive ouest du vasard), la levée de terre qui encercle l’oeillet de la tonne de chasse toute proche a été consolidée récemment à coups de pelle mécanique. Une pelle mécanique sur le vasard ? Je considère l’estacade branlante par laquelle j’ai débarqué : comment a-t-on fait ? Mais, sur le sol, des traces de chenilles vont jusqu’à un endroit de la berge assez accore pour permettre l’approche à marée haute d’un chaland de débarquement avec pont-levis.

Casse-croûte à terre, puis de nouveau une petite sieste en attendant la marée favorable. Je ne me prive pas de ces temps de quiétude, où l’estuaire m’impose son rythme. Pas question d’être continuellement en train de s’agiter. Au cours de ce genre de navigation en canot creux, c’est souvent dans ces moments de latence qu’il se passe, intérieurement au moins, de ces choses qui marqueront la mémoire. L’estuaire n’est pas seulement un espace à parcourir avec fébrilité, il faut apprendre à le capter, l’éprouver, le ressentir. Ne rien faire, ne SURTOUT rien faire… ! Et ce jusqu’à devenir soi-même un petit morceau de cet espace immense et fécond. Le paysage « absorbe » celui qui le parcourt. Avec étonnement, je me sens revenir à une sorte de chamanisme ancestral : existe-t-il un « esprit » de l’estuaire ? Celui-ci nous est-il intelligible ? Dans le chaos des courants et des marées, dans le bégaiement des clapots, au coeur des poussées aveugles et obstinées des houles, des bourrasques et des crues qui s’entrecroisent, dans l’entrelacs des roseaux et des bois flottés, quelle voix prophétise, quelle vérité s’exprime ?

Appareillage pour s’arracher à ces îles et à leurs sortilèges. Louvoyage le long du vasard de Beychevelle puis dans le grand chenal, devant Pauillac et au-delà. Je dois négocier le passage des cargos – ils se suivent, trois de suite – ajuster ma route pour éviter d’être dans le chenal au mauvais moment. Après avoir dépassé le terminal pétrolier, je me donne pour objectif d’explorer les esteys de la côte médocaine, jusqu’au Verdon.

À la rencontre de la brise thermique

Voilà que le vent monte, la bonne vieille brise thermique d’ouest-nord-ouest, typique des mois d’été. Elle est à rebours de la marée. Elle lève un clapot abrupt. Le canot prend de la gîte, le mât sans haubans se cintre. J'entreprends de jeter l’ancre près de la rive pour prendre rapidement un ris. Certes, je pourrais le faire sans mouiller l'ancre, mais c’est tellement plus confortable ainsi ! Je dois en effet me débattre à la fois avec la voile et avec la livarde, cette grande perche aussi longue que le bateau, établie en diagonale de la voile et suspendue au bas du mât. La mienne est en carbone (ancien mât de planche à voile), un matériau solide et léger, ce qui facilite son maniement. Chaque année, j’améliore la « machine à vent » avec de petites astuces mais… j’ai encore tellement à apprendre !

La navigation reprend. Près de la rive, l’eau est plate et l’angle de remontée au vent correct. Plus on s’éloigne de la berge plus le courant descendant forcit, et c’est un avantage. Mais plus le courant forcit et plus le clapot se creuse, avec des moutons. Pour finir, sur un très petit bateau de plaisance comme le mien, on « bat des pieux », on tangue et on tape lourdement dans les creux sans avancer. Cet inconvénient annule l’avantage précédent, le canot n’arrive plus à prendre de vitesse et tire des bords carrés. La brise forcit encore (je sais qu’elle peut aller jusqu’à Force cinq Beaufort, voire plus…). Pour les rares voiliers qui me dépassent, lestés et hauts de franc-bord, c’est grand beau temps, mais en ce qui me concerne, mieux vaut prendre le second (et dernier) ris dans la voile.

Hélas, peu de temps après cette manoeuvre, le deuxième crochet de la livarde, dans un métal trop faible, se tord et laisse échapper la cosse d’empointure. Je me retrouve avec un énorme paquet de toile qui bat en désordre dans le vent alors que le balestron traîne dans l’eau. Je regagne la rive à l’aviron, après avoir amené la voile. Sur l’eau plate, plus ou moins à l’abri du vent, il est possible de progresser à l’aviron en s’aidant du jusant.

Et c’est ainsi que je continue ma progression vers les ports de la côte du Médoc, de préférence ceux que je ne connais pas, pour les explorer tout à loisir. Tirer sur les avirons, à bord d’un canot tout encombré de son chargement pour une expédition de plusieurs jours, et de surcroît en progressant contre une brise soutenue, demande de la patience. Il ne s’agit pas ici de faire courir un fin et léger skiff de compétition sur l’eau plate d’une rivière. Il ne s’agit pas d’une nage académique avec, en fin de coup, un élégant petit cassé du poignet pour faire pivoter l’aviron à fleur d'eau. Ici, la nage, avec des avirons courts, relève plutôt du labourage consciencieux, à petits coups de faible amplitude, pour économiser ses forces et entretenir la vitesse, une fois le canot bien lancé. Et ça marche !

Sur la crème de vase

Ainsi, au bout d’environ deux heures, j’atteins le port de la Maréchale, en fin de marée. Il est presque à sec. Je m’y engage toutefois après avoir paré le ressac de l’épi rocheux qui protège son entrée. Je fais littéralement ramper Plénitude sur la crème de vase qui tapisse le fond de l’estey. La crème de vase, ce n’est ni de l’eau ni de la vase, mais de l’eau saturée de limon (ou du limon imprégné d’eau !) qui a la consistance de la crème au caramel. J’y enfonce les pelles des avirons, tire lentement, et, sans bruit, la coque avance d’une demi-longueur. Mais cette sorte de reptation amphibie ne me permet pas d’atteindre le ponton réservé aux visiteurs. Il est, à cette heure-ci, échoué sur de la vase ferme, et bien trop haut pour que je puisse l’accoster. Il faut attendre.

J’en profite pour mettre de l’ordre à bord, puis me livre à divers travaux de matelotage avant de dîner. Ensuite, je peux tourner mes amarres au ponton et visiter l’endroit. Soirée d’été au village : les enfants jouent dans les rues, des promeneurs viennent à la croix des « Péris en Mer » admirer le coucher de soleil. La vendeuse d’une épicerie ambulante replie son étal après avoir attendu patiemment tout l’aprèsmidi de rares clients. Des « djeuns » enfin, empilés dans des voitures résonnant de musique rap ou techno, surgissent alors et font un tour. Cris, rires, claquements de portières et crissements d’amortisseurs : agitation éphémère et bruyante, avant que le silence ne revienne envelopper l’endroit.


Lundi 5 juillet | Mercredi 7 juillet


 

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde