Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - été 2003

par Jean-Bernard Forie
Photos : Jean-Bernard Forie


Samedi 2 août 2003

Huit heures du matin. L’eau est absolument plate et l’air immobile. C’est la fin du flot et il est temps de partir, pour parer la pointe amont de l’île Sans Pain, puis descendre avec le jusant jusqu’au chenal de Fréneau (ou canal Saint- Georges), au pied de la centrale du Blayais, avant de remonter jusqu’à Libourne.

À la pointe amont de l’île, un crevettier avance, poussé par un canot équipé d’un gros hors-bord. Le crevettier lui-même n’en a pas, car il est voué à passer la plus grande partie de sa vie à l’ancre. Celui-là est une péniche fortement raccourcie, rouillée et décrépie, sur le pont de laquelle on a non seulement édifié une grande cabane, mais aussi tout le gréement rustique sur lequel sont tendus les filets à crevettes.

Me voilà à la dérive sous les remparts de la citadelle de Blaye. Une sorte de bord carré me renvoie à proximité de l’île Pâté. Il y a du monde dans l’île, car l’ouverture de la chasse est imminente. Enfin, le jusant me tire vers l’aval, enfin la brise se fait, enfin je trace un petit sillage sur l’eau qui brasille.

Chenal de Fréneau

Le chenal de Fréneau est là, et je m’y engage. Des mouettes se reposent sur l’estran, une vache placide broute l’herbe sur la berge, les ramures d’une rangée d’arbres frissonnent dans le vent. Nulle présence humaine ici, rien que la chanson éternelle de l’eau et du vent sous le ciel bleu avec en contrepoint le cri des mouettes sur l’estran. J’attends là un long moment, en m’abritant sous une voile de l’ardeur du soleil. J’attends que le courant de jusant faiblisse un peu, et qu’ainsi, toutes voiles dehors, je puisse le remonter.

Sous foc et artimon Avec foc et artimon, grand'voile carguée
Photo J-B Forie

Ce moment survient et je me dégage de l’embouchure du chenal. Je commence à avancer sous voilure réduite.

Mais j’ai décidé avec cette jolie petite brise portante d’établir tout mon jeu de voiles : foc, grand-voile haute et artimon. Debout à l’extrémité du pontage arrière, le stick de barre entre mes mains, je me donne l’impression d’être sur un grand navire. Un navire de quatre mètres soixante de longueur de coque en fait, mais dont le bout-dehors, à l’avant, dépasse la coque de deux mètres cinquante et dont le tangon et l’aviron de godille, à l’arrière, saillent tous deux d’un bon mètre : l’ensemble fait huit mètres hors-tout, et porte dix-huit mètres carrés (et demi !) de toile. Tout ce bel édifice navigue sereinement barre amarrée et se faufile dans les chenaux déserts, entre les îles. Une digue submersible barre le passage. Le canot passe dessus, dérive à moitié relevée pourtant, mais « bang ! » Nous avons touché, sans nous arrêter.

Et la marée me porte jusqu’à Ambès, alors que la brise faiblit jusqu’à n’être plus qu’un soupir. Je longe des maisons au bord de l’eau d’où l’on me hèle. Une vieille dame se promène sur la rive, au fond de son jardin, entourée d’enfants et d’adolescents. Elle lève les bras et dit « Ho ! La gabarre ! » Puis elle me fait un grand sourire alors que je m’éloigne, et j’emporte son sourire comme un don qui m’est fait.

Dernière nuit

Même en souquant sur les avirons, à la tombée de la nuit je n’ai pas dépassé les trois ponts à hauteur de Saint-André-de- Cubzac. Sur l’eau sans ride, je passe devant Asques où des jeunes s’ébattent dans l’eau avec de grands rires. Ils plongent d’un ponton et l’on entend loin à la ronde leurs cris et leurs appels. Le courant faiblit encore alors que j’ai à peine dépassé Asques, et je décide de jeter l’ancre et de passer la nuit sur l’eau. Je prépare le dîner, selon un rituel déjà rodé. J’ai calculé mon avitaillement au plus juste et ainsi je bois ma dernière soupe, mange mon dernier morceau de fromage accompagné de mon dernier morceau de pain. Pour la dernière fois aussi je m’allonge tout habillé dans le fond du bateau pour dormir.

Un raclement sur la coque m’oblige à me redresser : une grosse branche entraînée par le courant s’est engagée dans la ligne de mouillage. Il faut la dégager, alors que la force aveugle du courant l’enfonce sous la coque. Avec l’aide d’un aviron, en tirant, en poussant, en rusant, en jurant passablement aussi, j’arrive à m’en défaire, mais d’autres embâcles surgissent : des souches, un arbrisseau entier avec ses branches et ses racines, et tout est à recommencer. Heureusement, au bout d’un moment, plus rien n’arrive, et le reste de la nuit est calme.


Vendredi 1er août | Dimanche 3 août


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