Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - été 2003

par Jean-Bernard Forie
Photos : Jean-Bernard Forie


Mercredi 30 juillet 2003

Bien au chaud dans le petit volume de la coque recouverte d’une voile, je passe une nuit que je voudrais tant prolonger ! Mais quand le soleil me force à ouvrir un œil, je constate que la marée déjà se retire en ne laissant plus que quelques centimètres d’eau sous le canot ! Il faut bondir hors du canot et l’ancrer dans une eau un peu plus profonde. Je prépare ensuite le bateau puis l’engage dans la brèche que les tempêtes ont percée au sud dans le cordon de sable. La brise d’ouest est assez puissante pour me permettre de remonter l’estuaire contre le courant descendant. Le ciel est gris et le vent contre marée creuse le clapot. Près des pointes rocheuses de la côte royannaise, les hauts fonds provoquent des tourbillons et des remous écumants. Les petites conches sont presque désertes et la mer résonne dans les grottes creusées au pied de la falaise de calcaire.

Grain sous Talmont

Laborieusement, car à mi-marée le jusant est au maximum de sa force, je longe les falaises de Meschers avant de mettre le cap sur les masses géométriques de Talmont. La brise forcit soudain, et la fumée d’un grain brouille l’horizon. La pluie crépite sur mon ciré. Cueilli avec sa misaine haute, le canot démarre à toute allure et surtout, comme c’est souvent le cas pour les voiles à bordure libre, la poussée est instable et provoque un roulis inquiétant. Je prends vite ma décision : je saute au pied du mât et j’amène la voile avec son interminable balestron, léger certes, mais aussi long que le canot lui-même. La coque tombe aussitôt en travers de la lame et roule bord sur bord à en tremper alternativement ses listons.

Il faut se dégager à l’aviron et rejoindre Meschers pour y réduire la toile dans un endroit calme. Plus facile à dire qu’à faire, car on se représente mal la prise au vent d’un petit canot avec son mât. Je tire de toutes mes forces sur les avirons pour me rapprocher de la côte et venir bout au vent, les pelles des avirons butant à contre-temps sur les crêtes des vagues. J’ai l’impression de manquer d’inertie, de puissance, et de rester collé sur l’eau. Il me faudrait peut- être des avirons beaucoup plus longs pour avoir plus de puissance, il faudrait peut-être aussi coucher le mât sur les bancs, mais j’y renonce. En effet la manœuvre est utile, théoriquement, mais l’encombrement du mât, de la vergue et de sa voile au milieu du canot est dissuasif.

Petite escale à Meschers en attendant que le temps se calme.

Sainte Radegonde droit devant Sainte Radegonde droit devant - Photo J-B Forie

De nouveau sur l’eau, je vogue vers Talmont et sa belle église Sainte Radegonde. Deux ris par force 4, en ce début d’après-midi, peut paraître encore une fois ridicule, mais le canot galope vite avec peu de toile, c’est une de ses qualités. C’est agréable de pouvoir admirer la côte talmondaise avec ses falaises blanches qui s’harmonisent avec les murailles de la petite cité, mais tout n’est pas parfait, le balestron, avec le deuxième ris pris, descend trop bas et a tendance à se coincer contre le bout-dehors. Voilà encore un détail à améliorer, car sur un bateau, la mise au point ne s’arrête jamais.

Le port disparu de Novioregum

J’ai prévu, après être passé devant Talmont, de faire une escale sur le site de Barzan, où sont les vestiges du port antique de Novioregum. Refuge parfait qui fut couronné d’un temple circulaire qui a pu aussi servir de phare. Hélas, mal drainé, il s’est comblé progressivement et a sombré dans l’oubli. De l’étier des origines, il ne reste qu’un étroit fossé rempli de ronces, et une route protégée par un remblai de gros blocs de pierre rend la berge inabordable. Mais j’arrive avec le vent et le courant, en rasant la haute falaise de calcaire, comme peut-être le faisaient les nefs antiques, dont certaines, comme mon canot, gréaient des voiles à livarde. Au pied de la falaise, à l’ouvert de la baie de Chandorat, j’empanne vivement et l’étrave de Plénitude vient mordre avec ardeur sur l’estran de vase molle. Dans la manœuvre, le balestron s’est de nouveau bloqué contre le bout- dehors, et la voile se replie autour de son espar entravé en un paquet de toile claquante qui échappe à tout contrôle…

Je remets de l’ordre dans tout cela et débarque pour haler mon canot dans un recoin de la falaise, à l’abri du vent et du petit ressac qui bat l’estran. Oublié le temps à grain de ce matin : le ciel est bleu, l’air pur, il fait chaud, toute chose ici vibre de l’exubérance de l’été.

Sur la grève de Barzan Barzan : du haut de cette falaise, 40 siècles vous contemplent - Photo J-B Forie

Me voici donc à Novioregum, le port antique, le plus ancien havre de l’estuaire de la Gironde, qui approvisionnait Saintes et Burdigala.

Que puis-je imaginer, alors que je foule les coquilles d’huîtres et les galets en marchant le long de la falaise ? Que puis-je imaginer en longeant la route au bord du rivage ? Les craquements des lourdes carènes chargées de blé, d’amphores et de lingots d’étain qui venaient s’échouer, ivres d’embruns, sur leur souille de vase ? Les mélopées et les appels des portefaix qui couraient avec leur bât sur la planche flexible ? L’odeur âcre de saumure qui s’échappait des jarres remplies de garum ? Le tintement des lingots d’étain et de cuivre qui passaient de main en main, marchandises précieuses, avant de donner aux hommes le bronze inaltérable ? Un tracteur ahane dans la prairie devant moi, les automobiles font entendre sur la route au bord du rivage le chuintement de leurs pneus. Comment imaginer ? Mon œil erre au-dessus du semis des maisons qui parsèment les collines, essaie d’y superposer les photos aériennes, les reconstitutions que les archéologues ont faites de la physionomie du site aux temps antiques. Quelles membrures, quels bordages, quels vestiges oubliés dorment sous les épaisseurs de vase ? Dans cette méditation, je cherche à entendre l’écho assourdi issu des millénaires, la sourde et ô combien lointaine rumeur du port et des marins de Novioregum.

Tout a profondément changé depuis… Mais, immuables, la marée et la brise m’ont conduit sans coup férir à l’antique escale.

La marée monte, justement ! Appel impérieux qu’il faut écouter, et je reviens vers mon bateau. D’une poussée vigoureuse, je remets Plénitude à l’eau et nous repartons. Je recherche pour l’escale du soir l’étier de Saint-Seurin-d’Uzet.

Les falaises s’interrompent ici, et des étendues de roseaux leur succèdent.

L'étier de Saint-Seurin-d’Uzet L'étier de Saint-Seurin-d’Uzet - Photo J-B Forie

Le clocher de Saint-Seurin-d’Uzet apparaît, mais il est très en retrait de la rive, et il faut fouiller chaque repli de la berge pour trouver l’entrée de cet abri. Chaque indentation du rivage est examinée attentivement jusqu’à ce que je découvre les deux petites perches noirâtres et tordues qui matérialisent l’alignement d’entrée. Plus minimal, en terme de balisage, il n’y a pas ! Et je remonte l’étier bordé de roseaux. Enfin, à l’aviron, j’achève ma manœuvre et pose doucement Plénitude sur le pavé de la cale. Il est 18h.

Leçon de choses aux enfants de Saint-Seurin

Évidemment, dans cet endroit trop tranquille où il ne se passe jamais rien, je suis l’attraction du jour (ou du soir) et beaucoup de gens passent me voir et m’interrogent. Les enfants aussi accourent et ils me criblent de questions auxquelles je réponds de bonne grâce : en effet, dans l’esprit d’un gamin de dix ans vivant dans le XXIe siècle, comment concevoir que l’on puisse vivre dans un bateau dépourvu du confort le plus élémentaire et, qui plus est, totalement dépourvu de moteur ! Et c’est une vraie joie pour moi de leur démontrer que cette idée est absolument fausse, le Plénitude est bien aidé d’un moteur, et qui plus est, il s’agit d’un moteur fonctionnant à l’énergie gravitique, ou bien, si on a l’âme portée à la poésie, d’un moteur lunaire. Et je leur explique alors le phénomène des marées, mouvement des eaux, aussi perpétuel que sage, qui ramène tous les marins du monde, fussent-ils les plus dissipés, à leur port d’attache même sans vent ni moteur, et ils en restent sans voix. Je leur parle aussi de l’hélice monopale à moteur musculaire (la godille), du moteur à différentiel de pression atmosphérique (la voile), de la construction amateur (les bateaux ne s’achètent pas tous au Salon Nautique) et de plein d’autres mystères étranges, issus d’une sagesse millénaire, qui échappent encore, et c’est normal, à leur jeune entendement. Et ils s’en vont enfin, tout songeurs, mais heureux d’avoir ainsi été initiés à autant de choses cachées.

Entre temps la nuit est complètement tombée, et je me glisse comme la veille sous ma petite voile d’artimon pour dormir au chaud, à l’abri du puissant éclairage public, des cris des fêtards qui entrent et sortent du camping proche, et de l’humidité nocturne.


Mardi 29 juillet | Jeudi 31 juillet


Estuaire intime En canot sur l'estuaire
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