Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - septembre 1994

par Jean-Bernard Forie


Vendredi 10 septembre 1994

Au matin, dès que le soleil commence à chauffer un peu, je quitte l'estacade pour me mettre à quai. J'étale alors mes affaires pour les faire sécher au soleil et prends un bon petit déjeuner. Voici ensuite que le soleil brille tout à fait avec beaucoup de ciel bleu. La marée commence à descendre : atteindra-t-on Le Verdon aujourd'hui ?

Mais finalement, ce sont les mêmes conditions que la veille qui réapparaissent : un vent d'ouest assez faible qui forcit progressivement jusqu'à atteindre force 5. Rapidement, à cause de l'insuffisance de mon trognon de dérive, je dérape trop sous le vent et dois amener la voile pour continuer de progresser à la pagaie.

Les étendues de vase cèdent la place à de grands enrochements, à de petites plages de sable, à de vastes plaques de terre rouge dentelées par l'érosion. La rive est très nue. Je me dis qu'à quelques kilomètres de là, plus à l'ouest, c'est le cordon dunaire, l'océan. Des files de piquets sur lesquels on installe parfois un filet sont alignées perpendiculairement au rivage. Le fond n'est pas loin, ma pagaie s'enfonce constamment dans de la vase fluide. Ici, à marée basse, d'immenses étendues de vase découvrent à perte de vue. La perspective de passer tout une marée, involontairement échoué peut-être, dans ces mornes espaces dont j'ai épuisé les joies me déplaît. Une idée germe dans mon esprit : pourquoi ne pas faire un bond « en face » et revenir à Bordeaux en longeant l'autre rive ?

Je dois bien peser les risques : le vent souffle fort, là-bas,  et dans le grand chenal de navigation, la houle et le vent se combattent. Enfin, face aux falaises de Meschers, avec mon misérable morceau de dérive, je n'aurai pas une grande marge de manœuvre. Allons, me dis-je, l'Espérance en a bien vu d'autres et en réduisant largement la voilure, cela doit marcher ! Je prends alors deux ris dans la grand-voile, hisse rapidement la vergue et relève mon grappin à larges pattes, idéal par fonds de vase. Le gouvernail engagé dans ses fémelots, je m'assieds sur le banc arrière et empoigne le tronçon de vieux manche à balai qui tient lieu de barre après que celle-ci se soit brisée la veille. Il est tenu à la tête du gouvernail par des amarrages en fil à surlier. Incroyable, ce genre de solution « à la Dubout », mais il a tenu bon : « Small is beautiful ».

Après les premiers instants de navigation sur une eau encore très plate où l'Espérance court avec aisance, il faut affronter un clapot houleux, abrupt et déferlant. Emporté au milieu de l'estuaire, je passe un moment horriblement délicieux. Moment horrible parce que cette belle et fine étrave pointue, si esthétique à terre, ne soulage pas et plonge dans la vague dès qu'elle le peut. L'eau passe aussi par-dessus les flancs, ou bien par-dessus l'arrière, selon la direction des vagues qui arrivent à ma rencontre. Moment délicieux que de naviguer sur cette fine coque de bois huilé, à peine inclinée sous la poussée de sa voile colorée et qui vole de vague en vague, entourée d'un matelas d'écume chuintante, sur une eau grise et sous des nuages d'une blancheur nacrée. C'est une des plus belles choses marines qu'il me soit donné de contempler depuis que je navigue.

La splendeur sauvage des bateaux creux, qui saura la décrire avec de pauvres mots ? Pas de pontage, pas de lest, pas de gréement arachnéen. Une coque creuse où l'embrun ruisselle, le cadencement des membrures régulièrement espacées que nul pontage ne dissimule, un mât très court planté comme un pieu et une voile tannée qui oscille dans les palpitations de la brise : voilà pour courir mon bord !

Après une succession de grains assez inquiétants, alors que l'eau qui s'accumule dans les fonds commence à clapoter au-dessus des planchers je décide d'amener la toile, d'écoper vigoureusement et de réfléchir à la suite des événements. La coque à sec de toile monte et descend dans la houle. Pagayer dans ces conditions est impossible. Au bout d'un moment, heureusement, la brise redevient maniable, je rehisse la voile et la frêle Espérance, de sa marche cahotante, repart de plus belle.

Les falaises de Meschers se rapprochent insensiblement et le déferlement du clapot qui moutonne beaucoup en ces parages finit par faire un grondement continu. Quand on sait ce que donne le choc d'une déferlante de petite taille sur un canot creux comme le mien on ne peut que redouter ce genre de bruit.

Escale à Meschers, séchage des bottes
Escale à Meschers, séchage des bottes

Me voici au pied de la falaise, alors qu'un rayon de soleil m'enveloppe. Un canot de pêche sur le point de rentrer au port vient tourner autour de moi à petite vitesse. Le pêcheur qui le gouverne, hilare, me hèle : « D'où venez-vous avec cet engin-là ? », puis, sans attendre une quelconque réponse que le vent et le bruit de son moteur auraient rendue de toute façon inaudible, il enchaîne : « Faut pas avoir les couilles refroidies pour naviguer avec ça ! ». « Ben non, pour sûr, répliquai-je, pas refroidies... un peu mouillées mais pas refroidies ! ».  Et en sa compagnie, car il a décidé de m'escorter, je remonte le chenal de Meschers et tourne mon amarre à un ponton flottant de l'avant-port. Je provoque immédiatement un attroupement de curieux. Au large le temps se couvre d'une manière pas du tout engageante et en soirée un véritable coup de vent balaye l'estuaire. Je suis passé par la petite fenêtre juste avant qu'elle ne se referme.

Afin de me protéger des rafales de vent j'amène le canot à l'abri d'une vedette, au fond du port, et m'organise pour la nuit. Sur le ponton une vingtaine de canards dorment tranquillement, la tête repliée sous l'aile. A bord je m'évertue à cuisiner quelque chose de chaud. J'allume le fanal à bougie et le réchaud afin de faire monter la température sous mon misérable abri. Je me promène ensuite sur la falaise, admirant l'écume qui tourbillonne à son pied. De retour à bord, il est difficile de trouver le sommeil. Le vent a sauté au sud-ouest et je ne suis plus protégé du tout. L'Espérance tire en tous sens sur ses aussières et la toile de mon abri oscille désagréablement. Très peu de bon sommeil cette nuit-là...


Jeudi 9 septembre | Samedi 11 septembre

 

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