Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - septembre 1994

par Jean-Bernard Forie


Mardi 7 septembre 1994

3 heures du matin ce mardi, me voici à hauteur de Bassens, dont les quais sont toujours aussi illuminés, et bordés de cargos ronronnants. Je jette le grappin sur la rive gauche, dans très peu d'eau. L'eau baissant encore, me voici échoué. C'est une bonne invite au sommeil que de pouvoir s'assoupir alors que la coque est pesamment vautrée dans la vase, que les fonds ont été soigneusement asséchés et que l'on ne risque rien : ni mascaret, ni houache de remorqueur.

7 heures, marée haute et beau temps ! Pressons, dans une heure c'est la renverse ! Après le petit déjeuner j'appareille voile haute, à l'étale. La brise est très faible et incertaine en direction. Comme la veille, je passe d'une rive à l'autre au gré des bords que je tire. Le fleuve s'élargit encore, les rives s'abaissent, les bouées se dandinent sur leur mouillage, secouées par les turbulences du courant. Comme d'habitude, c'est un souci de veiller à ne pas être abordé au passage par l'une d'elles.

J'aperçois déjà la digue de Macau, qui émerge largement. Je pensais passer dessus avec mon faible tirant d'eau mais j'arrive trop tard, même s'il ne s'en faut peut-être que de trois quarts d'heure. Je me souviens alors qu'il existe à l'enracinement de la digue sur l'île Verte une brèche par laquelle il est peut-être encore possible de passer, car mon projet est alors de visiter le bras mort. Peine perdue là aussi, il est trop tard.

Je pose le gabarot quand même sur quelques blocs détachés de la digue afin d'aller récupérer un morceau de filet de pêche abandonné qui gît non loin, accroché à la digue. Le filet est inutilisable, certes, mais un engin de ce type, ce sont une vingtaine de beaux petits flotteurs et quelques dizaines de mètres de ralingue à mettre de côté. L'aubaine, donc ! Au moment de repartir, je constate que le bateau est échoué sur quelques rochers pointus et c'est tout une affaire de le remettre à flot, non sans d'affreux craquements et des chutes d'esquilles de bois arrachées en certains endroits des angles de la coque.

La série des mésaventures, hélas, ne s'arrête pas là. En effet, un instant plus tard, je talonne durement sur un banc de gravier qui déborde à cet endroit-là les rives partout ailleurs plus accores de l'île Verte. Dans un autre craquement cette fois c'est la dérive qui se fend à en être presque brisée en deux. Je ne peux plus l'utiliser qu'à moitié enfoncée dans son puits de manière à éviter qu'un effort ne s'exerce sur la partie affaiblie. Sérieux handicap pour le louvoyage !

L'après-midi s'éternise, dans un immense calme blanc hachuré de quelques risées. Nous voici parfaitement dans l'axe de la pointe d'Ambès. L'île Pâté se rapproche. A cette heure de la marée les bancs de gros gravier qui débordent l'amont de l'île émergent, déjà desséchés par le soleil. Voilà la plage, enfouie habituellement dans les profondeurs du fleuve, où les gens de Blaye venaient autrefois se baigner et se rôtir à marée basse, lors de joyeuses sorties en canot.

L'étrave relevée se pose sur le banc, dans un froissement de galets. Il règne ici et aux alentours une paix sidérale. Les eaux sont silencieuses, l'air immobile, nul oiseau dans les airs, nulle présence sur l'eau ou sur les berges de l'estuaire. L'île gît au loin, mystérieuse. Instants d'éternité.

L'île Pâté
L'île Pâté

Éternité fugitive, car la renverse du flot est déjà passée. Une bonne brise de noroît se lève d'un coup. A la pagaie, je lutte contre vent et courant et parviens tout juste à aborder la pointe de l'île. Dans cette position, je ne peux pas faire grand-chose. Il faut rester à proximité de façon à surveiller la montée des eaux. Toute proche se trouve une tonne à canards. Je découvre ce genre d'installation : il s'agit tout bonnement d'une citerne en plastique, probablement amenée dans l'île par flottage, percée de meurtrières, d'aérateurs et d'une porte, le tout badigeonné d'une peinture sombre. L'engin est à moitié enfoui dans le sol. La partie qui dépasse est masquée par des panneaux de brande. Un amarrage robuste avec de grosses chaînes, des câbles métalliques et de longs piquets de fer empêche qu'elle ne parte à la dérive sous la poussée des crues.

La marée est maintenant haute, la petite Espérance se trouve poussée sur un morceau de berge couvert d'une flore extraordinaire. Des odeurs de menthe sauvage flottent aux alentours, les boutons d'or oscillent dans le clapot qui commence à noyer ce jardin sauvage. Seuls à cette heure les chardons émergent encore. J'ai mouillé le grappin et dîne à bord, pendant l'étale. Le bac de Blaye rase l'île désormais et je vois les passagers qui pointent vers moi jumelles et appareils photo. Le vent est tombé avec le jour.

Au crépuscule, je quitte l'île Pâté et me dirige vers Blaye, toujours à la pagaie, sans être trop gêné par le courant. J'embouque l'estey de cette petite cité alors qu'il fait déjà nuit. Je me glisse entre deux canots, à deux pas des promeneurs qui passent sur le quai et j'édifie ma tente avec la voile, alors que la pluie menace. Le canot à tribord duquel je me suis amarré est ceinturé de pare-battages qui couinent continuellement. Le sommeil pourtant me gagne vite et leur bruit ne me dérange pas longtemps.


Lundi 6 septembre | Mercredi 8 septembre

 

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