Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - avril 1992

par Jean-Bernard Forie
Illustrations de Michel Vignau


Vendredi 24 avril 1992

Voilà une matinée magnifique !  L'air printanier exhale ses senteurs excitantes, les fourrés crépitent de gazouillement d'oiseaux, le ciel est bleu, la brise légère. Sept heures, c'est l'heure de la renverse, peut-on partir ?

Hélas, c'est impossible, au fond de l'estey tout n'est encore que vase et immobilité. Il n'y a pas d'eau, et il n'y en aura pas avant la mi-marée. Je marche alors jusqu'à la ville de Blaye, où je prends mon petit déjeuner, puis je retourne à Plassac, soit 10 km aller-retour.

L'eau n'a que très peu monté pendant ce temps, et il est déjà neuf heures. Je dois partir, alors je largue les amarres pour faire glisser le canot jusqu'à l'eau. Je pousse la coque à partir de la berge, lentement, en y appuyant ma pagaie. La coque bouge à peine, collée sur son lit de vase, puis glisse d'un coup, irrésistiblement, et nous dévalons la berge molle avec un chuintement mou. « Splash ! » : Le tableau arrière vient frapper l'eau, traverse l'estey et tente de monter sur le versant opposé de la berge, avant de redescendre, comme à regret. Revenu de cette émotion, je fais sortir comme je peux le gabarot du ruisselet où il flotte, en marche arrière ;  puis, au débouché du petit chenal, je tourne l'étrave vers l'estuaire et m'élance vers la rive opposée, qui paraît si proche dans l'air si pur.

Je cherche à traverser le chenal au plus vite, et passer par-dessus les bancs de vase déjà couverts d'une eau qui tourbillonne en lourds remous. Je longe ensuite l'île Verte. La brise est soit contraire, soit absente, et il faut se laisser aller au rythme de la pagaie où le corps se fait machine pendant que l'esprit divague.

J'arrive à l'embarcadère de Château Calmeil où j'ai laissé un cordage il y a quelques jours, mais l'anneau où il a été tourné est déjà couvert d'eau et je dois renoncer à le récupérer. Après un bref instant à terre, je repars. Il me reste encore une heure et demi de courant montant et je peux tenter de dépasser Macau. Mais la progression est très lente et, la renverse s'étant faite, je m'arrête juste après ce village, au bord d'un plan incliné en gros moellons, entre deux petits kiosques de plaisance qui ont fait appeler l'endroit « les pagodes ».

Il est presque treize heures et un pêcheur  installé avec sa canne à pêche au bord de l'eau me hèle : « venez manger chez moi ! ». J'accepte, et ce fut comme si j'allais dîner chez le neveu de Rameau. Sa conversation est sautillante, gouailleuse, intéressante et jamais ne retombe. Je l'aide à tondre son immense pelouse, il m'offre un bain, du linge propre et une bouteille de Bordeaux. L'après-midi entière s'écoule ainsi agréablement et, à 19 heures, chacun repart vers ses occupations : il se change et part en voiture vers Bordeaux, de mon côté je pousse le bateau à l'eau, hisse la voile et appareille en beauté. Ce morceau de bâche de plastique a fière allure, sous la poussée de la brise portante, avec sa vergue bien apiquée et sa bôme ascendante.

Je pense pouvoir atteindre Bordeaux à la voile d'un seul bord, quand soudain j'entends sur l'eau devant moi un clapotement anormal. Je me penche alors sous la voile  et vois le banc de Saint-Louis-de-Monferrand, pas encore couvert à cette heure de la marée, qui me barre la route ! Je me traite d'abruti, comment ai-je pu oublier son existence ? J'amène la voile et pare à grands coups de pagaie ce banc de sable et de gravier où sautillent quelques mouettes, puis regagne ensuite le chenal. Je rehisse la voile, à partir de mon banc arrière où j'ai renvoyé la drisse. Il faut lui donner des secousses pour faire monter la vergue dont l'estrope en mince filin coulisse mal le long du mât ; et soudain, voilà que l'estrope qui tient la bôme contre le mât cède,  et que le point d'amure part vers l'avant et se coince sous une branche du grappin. La voile prend alors une forme étrange, qui évoque certaines voiles indonésiennes ou océaniennes, plus ou moins en pince de crabe, et c'est dans cet accoutrement, dans la brise légère du soir, que j'approche à bonne vitesse de la halte nautique, sous le pont d'Aquitaine.

Quand les pontons surgissent devant l'étrave, le crépuscule s'est fait nuit. J'y accoste, range le bateau, rassemble mes affaires dans mon sac à dos et, après avoir doublé les amarres par prudence, je regagne mes pénates. Sérénité des atterrissages, quand on navigue sur les bateaux simples !

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Jeudi 23 avril | Lundi 27 avril


Estuaire intime En canot sur l'estuaire
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