1825, La Côte Sauvage
Solitaire, le promeneur embrassa d'un regard circulaire la grève déserte au sortir de l'estuaire Gironde. Long ruban étiré hors des limites de la vue, voluptueuse et alanguie, elle présentait aux ardeurs du soleil une peau dorée au grain impalpable livrée à la caresse des mille doigts du vent océanique. Pâle à l'horizon, d'un bleu plus soutenu au zénith, le ciel se pommelait de nuages légers.
S’élevant en retrait des plates étendues, le relief tourmenté des dunes se plissait de rides, se creusait d'un enchevêtrement de minuscules vallées que ponctuaient les touffes émeraude de graminées semées au caprice du vent. Quelques arbustes rabougris, brûlés par les embruns, dressaient, implorants, les bras torturés et noircis de leurs squelettes dépouillés. Un goéland passa, les ailes éployées. Se laissant dériver par les courants aériens, on put le voir soudain, d'un crochet acrobatique, cueillir au ras des eaux une parcelle irisée de son repas du jour.
Sauvage et désertique, cette grève ; sauvage certes, mais si vivante à la fois, toute bruissante du chant modulé des rouleaux frangés d'écume mousseuse. On les voyait naître, s'enfler, puis retomber avec fracas, illuminant la mer de leur neige éclatante, broderie échappée du fuseau de quelque habile sirène. Cette horde échevelée des vagues enneigées, sans cesse renaissante et sans cesse expirante, se succédant le jour, la nuit, sans un temps de repos, c'était à en donner le vertige, et le promeneur solitaire -un vieil homme dont les ans désormais étaient comptés- pensa que ce spectacle lui était donné comme en avant-goût de son éternité : toujours, toujours ! chantait la houle à son oreille.
Il frissonna et se laissa choir lourdement sur le sable, juste derrière le liséré brunâtre d'algues déposé par la dernière marée. À ses pieds, d'un si tumultueux mouvement, il ne demeurait en fin de course, à chaque assaut du flux, qu'un grand miroir d'eau frangé d'écume dont le sable assoiffé avait vite fait d'éteindre la clarté. Au loin, l'océan offrait au regard les mille tonalités d'une palette changeante, et le soleil, jouant de ses feux sur la surface martelée par le vent, se plaisait à animer de millions de facettes étincelantes le mercure vif argent de l'onde miroitante.
Le regard de l'homme de la mer - car c'était un marin, cela ne trompait pas - demeuré aigu en dépit des ans, fixa dans le lointain un point grossissant : «Encore un marchand des îles de l'Amérique faisant voiles vers Bordeaux», murmura-t-il pour lui-même. Savait-il en fait combien de fois il lui était arrivé - parti de la fière cité et descendant la “Rivière de Bordeaux” devenue fleuve puis mer - de prendre son vent là-bas au Pas des Asnes, au large de Cordouan, depuis l'an 1767, sous Louis XV, qui le vit mousse de 15 ans sur le Marquis de Peynier, destination Guadeloupe, et 45 ans plus tard, sous l'Empire, officier sur le corsaire l'Auguste ! Les souvenirs remontent par bouffées à la mémoire : presqu'un demi-siècle à la mer, tour à tour sur les vaisseaux du roi, les navires au commerce hauturier vers les îles d'Amérique, et enfin les corsaires de la République et de l'Empire : le Sans-Souci, le Bordelais, le Décidé, l'Auguste. Deux d'entre eux, capturés, ne l’avaient-ils pas envoyé croupir sur les pontons anglais ?
Car, comment oublier ces tempêtes du bout du monde qui vous mettent le cœur au bord des lèvres ; ces combats meurtriers contre l'Anglais maudit. Les îles d'Amérique, leur côte tant attendue qui se dessine au loin ; l'enchantement des tropiques, leur luxuriance et leurs senteurs. La soif à bord, brûlante, dévorante, la maladie qui si vite vous enfle ou vide le corps. L'abordage en hurlant, tout ce sang sur le pont et les mâts qui s'abattent en écrasant les hommes. Le repos à l'escale, les fruits dont on se bâfre en débarquant aux îles ; les belles mulâtresses accueillantes et charnues qui ont la peau si douce. Les morts jetés à l'eau et les cris des blessés. L'alizé dans les voiles, le ballet des dauphins à toucher le navire. Les pontons des goddams aux odeurs de sentine avec leur nourriture pourrie refusée par les chiens. Les joyeuses bordées dans les tripots des ports où le vin coule à flot, où l'on peut oublier les jours de détresse, se ressouvenir aussi de tous les bons moments...
C'est un extraordinaire kaléidoscope d'images qui se bousculent, se chevauchent et envahissent la pensée de l'homme aux tempes blanchies : « Ma vie, c'est toute ma vie ». Secoué d'un frisson, il lève les yeux, et quand le goéland d'un crochet soudain vint le frôler de l'aile, s'il avait su lire au passage les mots laissés au bord des lèvres, il aurait emporté ce message : « Monte, bel oiseau des mers, monte au plus haut si tu le peux ; va dire à ceux qui m'ont précédé pour leur dernière croisière -mon père et mon fils- l'un et l'autre Guillaume, comme moi, l'un et l'autre marins, comme moi, que je m'apprête à mon tour à jeter l'ancre et les retrouver au port de l'éternité. Que ma barque sera chargée, comme il se doit, du meilleur vin de ma vigne, le vin des retrouvailles qui ne s'achèvent jamais ».
Bernard Sebileau
Ce texte est extrait du livre de B. Sebileau, Nous étions trois marins de Blaye, Imp. Tessier, Saint-Hilaire-de-Riez, 1993.