Aujourd’hui, Émilie a douze ans, c’est le douze mai. Née au mois des roses, sa première respiration a été embaumée de leur parfum, depuis elle leur est reconnaissante d’être ainsi de la fête chaque année. Les roses, mais aussi les iris charnus, aux pétales d’un violet aux reflets noirs, et ces fleurs blanches mousseuses, appelées “boules de neige”. Toutes ces merveilles poussent dans le petit jardin du bord de l’eau en face de sa maison. Un jardin abreuvé et nourri par la Garonne qui passe juste au pied de ses peupliers. Monsieur Lauvet, l’instituteur, parle de terres alluvionnaires. Les roses “danse du feu” y sont plus rouges, les iris plus drus, et leurs effluves se mêlent à celui, mentholé, de la rivière. Et tous les mois de mai, il semble à Émilie que c’est en son honneur. Ce matin, sa mère a fleuri sa chambre, et le bouquet semble lui murmurer : « Voici le parfum du jardin pour toi qui es du mois des fleurs ».
Le trajet jusqu’à l’école, effectué tous les jours en vélo, fut, ce matin, piquant d’un air frais. La Garonne, sur sa gauche, ne la quitte pas. Elle est verte aujourd’hui, du vert des arbres qui la bordent. En hiver et en automne, c’est un velours chamois qui ne reflète rien ! Mais, dès le printemps, alors elle devient transparente et accepte de servir de miroir aux saules et aux peupliers. Émilie a une autre idée, c’est aussi au mois de mai que se pêche l’Alose argentée. Elle se dit que ces poissons doivent donner leur couleur à la rivière.
Après l’école, elle a pris le chemin de la maison de Geneviève, sa marraine. Il s’agit pour ainsi dire de sa seconde maison. Elle y va très souvent, parfois y reste plusieurs jours. Le boulanger, lors de sa tournée, avertit chez elle qu’elle est chez Geneviève. Alors elle profite d’une autre maison, d’un autre jardin et aussi de ses jeunes cousins qui sont un peu les petits frères qu’elle n’a pas eus. Ce qu’elle aime aussi chez Geneviève, c’est son écoute sans faille, elle qui a deux garçons et dont elle est un peu la fille.
On dit autour d’elle que sa marraine parle trop et de façon peu châtiée ! On dirait aujourd’hui “décalée”. Émilie est fière, elle, d’être la filleule de cette grande personne qui lui parle d’égale à égale et lui confie des pans secrets de sa vie, toujours d’un ton léger et anodin, alors que son passé recèle des drames et des peines que la vie d’Émilie ignore. Durant ces années d’avant Émilie, Geneviève a connu la guerre, les privations, et puis une mère qui ne l’aimait pas. Une fois alors qu’elle jouait avec sa poupée, Geneviève lui a apporté tout un lot de vêtements de bébé, elle a dit : « Tiens, tu peux jouer avec, mais il faudra me les rendre, cela appartenait à ma petite sœur, elle est morte quand j’avais ton âge. Tu sais, on m’a dit que c’était ma faute, mais moi je sais que c’est faux, il y avait une épidémie de diphtérie ! »
Aujourd’hui, elle lui tend un paquet en disant : « Ma pauvre, ta marraine est fauchée, alors tiens je t’ai au moins trouvé ça chez Dubourg pour tes douze ans, je me rattraperai l’an prochain ! ».
Elle lui tend un lot de revues, Émilie reçoit dans ses bras Tintin, Lisette, Zembla, Akim, Pif le chien, Bob et Zette, Arthur et Zoé, Riquiqui, Roudoudou…
Elle a dû prendre au hasard dans l’étal de la Maison de la presse, peut-être à crédit ! Fauchée mais pas chiche ! Émilie ne le sait pas encore, mais elle s’en voudra toute sa vie de taire sa joie, de ne pas dire que c’est un super cadeau, un de ceux que l’on n’oublie pas.
Elle est, en fait, interloquée. Souvent elle cherche, dans sa maison, de quoi lire. Et fait feu de tout bois : Nous-Deux, Intimité, l’almanach de l’année, l’Écho de la Mode, mais aussi des romans trouvés dans une malle du grenier. Ainsi elle a lu Eugène Sue, Marcel Pagnol et un certain Mauriac ! Elle a parcouru ces pages comme une voleuse. Alors, le tas de revues tendu par Geneviève, c’est un trésor ! Ses parents l’ont bien abonnée à Lisette, qu’elle reçoit le jeudi ; sitôt reçu, l’hebdomadaire est dévoré dans l’heure. Geneviève se méprend sur son silence : « Va, l’an prochain, je ferai mieux ! »
Maintenant, elle amène son cadeau dans le petit chemin, près de chez elle. Ce chemin, elle le connaît par cœur. Il longe la jalle perpendiculaire à la rivière qui fait ce qu’elle peut pour lui ressembler. Les mêmes plantes ornent ses rives modestes, celles-ci offrent des recoins secrets parfumés de menthe, ombrés de feuillages et en ce moment tapissés d’anémones sauvages. Jusqu’au sol d’argile qui se craquelle au moindre manque d’eau, exactement comme les abords de la Garonne ! Émilie visite fréquemment chaque parcelle de l’endroit. Il lui arrive d’y croiser un pêcheur à qui elle doit, bon gré, mal gré, laisser la place. Presque chaque jour, elle y va avec son panier chercher l’herbe pour les lapins. C’est son travail pour la maison. Elle y emmène son chien en promenade. Parfois aussi elle y apprend ses leçons, le livre d’histoire de France ou de géographie calé dans une branche de saule. Ce chemin mène à une ferme. Elle est habitée par la famille Marin ; ils ont deux enfants qui vont à l’école avec elle : Maria et Daniel. Émilie les rencontre souvent et va avec eux observer les nids d’oiseaux ou découvrir une nichée de chiots dans leur grange. Mais aujourd’hui, le chemin est pour elle seule. Elle franchit la jalle par un antique pont de bois. Arrivée au milieu du ruisseau, elle stoppe, comme à chaque fois. Selon Daniel, une planche pourrie, au milieu du pont, risque de casser, et il convient de sauter sans la toucher. Elle prend son élan et bondit au-dessus de la planche défectueuse, tout en savourant le délicieux frisson du danger et la proximité de l’eau qui scintille sous ses pieds. Ensuite, elle se dirige vers une prairie qui possède, en son milieu trois énormes cerisiers frères. C’est là que s’arrête sa course. C’est là qu’elle a décidé de lire les revues car elle connaît les merveilles de cet endroit. Qui, à part elle, est au courant qu’à l’ombre de ces arbres, l’herbe est étrangement épaisse et douce comme un tapis de velours et toute piquetée de fleurs minuscules ? Et ce soir, le lieu lui fait la grâce d’un parfum unique, précieux ! On y reconnaît l’effluve joyeux du printemps et le premier mot qui vient à l’esprit c’est “frais” : frais muguet, frais lilas, frais ruisseau et tout cet équilibre est nappé de l’or d’un gros soleil débonnaire qui allume l’herbe, les magazines, et la joue d’Émilie.
Le tout ne tient qu’en un instant, autant dire qu’à un fil du temps ! Elle le sait. Elle va perdre cette minute de vraie plénitude alors que celle-ci est si intense qu’elle suffirait à donner un sens à sa vie. Elle referme le magazine sur ses genoux écorchés d’encore petite fille, et referme en son cœur l’instant avec le soleil, le cerisier, l’herbe, le ruisseau, ses parfums, le chemin, l’affection de Geneviève. Elle dit à voix haute : « Instant, je te garde, et chaque fois que je t’évoquerai, à tout moment de ma vie, tu seras là, en moi, et je te revivrai ».
Lysiane Rolland