Lettres d'estuaires
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Vaast, l'ermite de Patiras

Pays d'estuaire
Rituel de la mort
 

Fragment I




La vie que je mène près du fleuve et l'âge qui s'avance m'ont rendu sensible aux douleurs des hommes. A l'heure où s'allongent les ombres, c'est par la porte entrebaîllée de la mort que je regarde la vie. Chaque jour engendre sa mesure de chagrin, les endeuillés confient à la rivière leur peine. Le nom du défunt est redit à la terre - un galet gravé qu'on enfouit, une stèle de bois marquée d'encoches - dans l'espoir qu'elle en soulagera le fardeau. C'est un péri en mer, la veuve sur la grève trace le nom de l'aimé qu'emporte la brisée des vagues. Cet autre, aux lèvres la morsure d'une amante disparue, fouette la navette et sur l'ensouple enroule un drap de litanies. Ce vieillard ravaudant son tramail incante celle qui l'attend et lui a ravi la mémoire. Sa psalmodie se prolonge dans la dolence qui précède la mort, salut qu'adresse l'agonisant aux proches défunts venus l'attendre. Ses bras se tendent vers ceux qu'ignorent les vivants. S'effarant de la constance des lignées, seules les vierges entrevoient dans leurs songes le visage des ancêtres. Le respect voué aux morts fonde l'état d'homme et nourrit la civilisation. 

Au pied des vignes et des colombiers, le fleuve vit de l'abondance de ses biens. Je me tiens au bord du sentier où ceux qui partent croisent ceux qui naissent. Plus chaste et détaché du monde, j'intercède, trouve les mots qui dénouent. J'aide aux soins mortuaires, je démêle pour les vivants l'écheveau des augures. Le fleuve est le chemin qu'empruntent les errants, le miroir où s'ébauche le destin. L'agitation des eaux présage un deuil prochain. Une frise de bulles que distend le courant vient ravir l'enfant mort-né ; une lisière d'écume celle qui décède en couches. Mêlé à la mouvée des flots, j'apaise les tourbillons, je veille dans la roselière sur le secret des reposoirs et le nid du butor. Mais les humains s'agitent malgré mes remontrances. Je couvre leurs frivolités. Un coquillage percé forme un sifflet qui capte l'attention du défunt, l'émeut. Il livre alors des signes : un arrangement insolite des nuages, la passée inusitée d'un héron, une douleur au cœur comme la piqûre d'un canif, une souche nageant contre le flot, le pas d'une biche sur l'estran, un papillon noir. De peur d'être dit devin, je m'accrédite diacre : diacre du fleuve. Quel évêque eut osé livrer l'oint au sort de ce désert ? Nul ne demande compte de ma vie. Je me porte fort par ma prière de la continuité des lignages sans quoi se déferait le clan. La filiation des traits signe chez le naissant la parenté des âmes, atteste la présence de l'ancêtre. Témoin muet, je salue l'être sous la chair. 

Le fleuve parfois dépose une lutraire parcheminée, un rameau de myrtille, un casque d'aconit. C'est un gage des Pyrénées dont la pâleur des cimes évoque l'élévation de l'âme qui excessive mine le corps, en cela semblable au deuil qui se prolonge. Sous la flamme de la veilleuse trop d'objets rappellent le défunt, ravivent le chagrin. C'est une médaille gravée sur la valve d'un coquillage, un sachet de graines, les plumes d'un courlis, une vertèbre de dauphin, le bréchet d'un pluvier poli par les sables. Modèle de sagesse, la crue efface les sépultures creusées près du rivage. J'y prélève des tessons, des poteries grevées d'objets chers au mort : une épingle de natte, une fibule d'argent, les nacres d'une robe de baptême, une broche d'ambre, un rosaire, un éclat de roche pris d'une grotte sainte, un camée. J'enfouis ces reliques dans le limon de l'île, égrène un psaume en les couvrant de cendres.

La douleur des endeuillés retarde le défunt dans son périple, le désoriente. Il devine à leur déraison le vide que signifie pour eux la mort. Ma prière délie l'errant retenu par les siens. Ou bien je le soulage de ce qui reste en lui d'un monde que la mort récuse : un désir inavoué, un vœu resté sans suite, un don inassouvi. A l'inverse, une pensée qui dénote procède du mort, elle réclame pour l'héberger un cœur. Mieux vaut agréer la bienveillance des morts. L'ancêtre dont l'auspice s'exaspère lègue au bateau son nom. Le maître de hache incruste dans la quille un fragment de son corps, une phalange, le sternum dont l'écu crénelé se prête à la gravure d'un cœur hampé d'une croix. La barque devient un reliquaire. Car les morts gouvernent le monde. C'est eux qui héritent les vivants. Tout naissant est une terre vierge que les ancêtres marquent de leur sceau et en laquelle s'insinue l'âme. Les vieillards assis au soleil du soir ou près de l'âtre préfigurent la permanence de l'autre monde. Les morts redoublent la mémoire des vivants par laquelle se maintient l'alliance de l'immémorial. J'assure à leur demande un culte. Ma vigilance accompagne la flamme des cierges aux cryptes des chapelles. Mon geste ravive leur mémoire. Les objets votifs que je sculpte incarnent sans les trahir les représentations de la mort et de l'âme. Quant à ceux qui ici-bas cheminent, ils attendent tout du ciel, comptant pour peu la rude vie du fleuve. Je m'en tiens à leur ligne, un souffle sur les eaux. 
 
 

Fragment II




Le corps, l'âme exhalée, n'est qu'une coque. Reste ce pollen livré au vent, ce plancton que les courants charrient. J'accueille ces hôtes de passage qui suivent la route du fleuve. Comme les vivants, les défunts endurent le froid, la faim. Je les nourris de ma prière, je les couvre de ma tendresse ceux-là qui n'ont connu que la rudesse. Aux jours rituels, j'apporte des offrandes à la rivière pour qu'elle les guide. Je fais aumône de nourriture aux animaux ou don de sang en relâchant une vie prise dans mes filets. Aux oiseaux j'offre un repas communiel de patelles cueillies dans les vasques de Meschers. J'y joins une pincée de chevrettes, ces crevettes blanches que je capture dans mes balances et cuis à la mode des pêcheurs dans une décoction d'anis et de laurier.

Je visite les tombes délaissées, j'y ravive la flamme –un fond d'huile dans la valve d'un lutraire. Je dépose des fruits secs que grignotera le campagnol dont l'action de grâce est bénéfique. J'orne les couronnes votives de coquilles, de drupes colorées que les grives oublient sur la grève, de graines de passeroses qui s'ouvrent comme des pupilles, de tiges d'orpin. L'érection d'une pierre est œuvre pie, d'une stèle de bois flotté qu'évidera le vent de sable. Si la présence du mort est avérée, j'effiloche la frange de ma vareuse, en pose une bribe sur le tombeau.

En cette contrée de haut mouvement, toute matière tombe en charpie, mâchée par le sable et les eaux. Les pèlerins s'ils passent l'estuaire dans la barque des ermites de Mortagne emplissent de limon le sachet qu'ils portent au cou. Il cuira au musc de leur marche sous le soleil de Compostelle. Une veuve parfois dépose son obole sur la rive. Je la porte sur l'île : c'est un galet gravé de runes, une bannière piquée sur un échalas, un ruban de fidélité couché sur un rinceau d'arbousier. L'île incorpore ces dons. Cette piété lui est assise plus solide que le roc. 

Ceux qui habitent ces contrées partagent avec la rivière l'eau des joies et des peines, l'anneau des saisons et des labeurs. Les femmes en couche, celles dont l'enfant dans le sein s'exaspère, font porter leur ceinture à la rivière. Par cette instante prière, le mal entre dans son décours. Les eaux effilant ce cordon lient l'enfant au giron de la mer. Car la rivière, ossuaire vénéré, est un placenta de surcroît. 

Les vierges espérant un époux confient au fleuve une boucle de leurs cheveux. Les noces consommées, pressées de concevoir, elles redoublent l'offrande, invitant les ancêtres à doter le naissant d'une parcelle d'âme. Car les ancêtres, dit-on, gisent endormis sous le linceul des eaux. Les femmes par ce geste enracinent les lignées dans le fleuve. Le flot laisse parfois sur l'île un châle votif. Je m'en couvre les épaules et m'associe à l'oraison. En toutes choses, le fleuve est cette voie qu'emprunte le divin lorsqu'il pénètre l'homme. Ma parole est de sable pâle comme ces plages où courent les gravelots sous la brisée des vagues. 
 

© Christian Lippinois, août 2000

C & C Lippinois

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde