Lettres d'estuaires

La Carmagnole

A galoper la bécassine qui se faufile dans les prairies en verotant et gagne les îles au premier gel ! Et rame que je te rame, tu entends claironner au-dessus du brouillard les grues qui rentrent du delta de l'Eyre. A la pointe du Grand Vasard tu surprends les hérons qui pataugent ou bien plantés sur une patte piquent des éperlans. Sacré traqueur ! Bien content si pour finir tu tires une foulque, ces poules stupides à la chair fade.

La main sur la barre de La Carmagnole, le Vieux remâchait ses souvenirs. Derrière lui, les lumières de Royan s'allumaient, noyant peu à peu le feu du Chay. La Carmagnole, lougre de cinquante tonneaux, courait bon train sous grand voile et trinquette. Elle venait de doubler le Pont au Diable, cette conche mal pavée où plus d'un s'est mis au plain, abusé précisément par les lumières de la ville. Pourtant, pensa le vieux, c'est du billard. Même les yeux fermés, c'est du billard. De notre temps il n'y avait pas tant de lumières. Le chenal n'était pas éclairé, n'empêche que les anciens...

Bon sang ! Il en venait de tout l'estuaire. Il en arrivait d'Oléron, et des coureaux. De La Tremblade et de Marans. C'était une grande régate, une course entre gens de mer, une sacrée course. Cette année-là, grand-père était allé en douce béquiller à Bonne Anse. Toute la nuit que je te gratte et que je te suiffe la carène. Sacré malin ! Pour finir le voilà qui arrache l'hélice et cloue une peau de bœuf du safran à l'étambot. Ah pour filer ! Et voilà qu'on remporte la course. Toi t'étais tout jeunot, pas même moussaillon. Cette année-là... Le cotre un jour n'est pas rentré. La mer n'a rien rendu, ni les corps, rien ! Cours tant que tu peux d'Arcachon aux Sables d'Olonne : rien ! Et au pays qui donc aurait voulu de toi ? La mort en mer, ça porte poisse.

La main sur la barre, le Vieux remâchait sa rancœur en regardant défiler la corniche. A peine doublé le feu de Terre Nègre qui donne l'alignement de la passe, il fit un signe et la misaine libérée de ses rabans noya le pont. Les hommes s'emparèrent de la drisse et hissant main sur main envoyèrent la toile. Puis ce fut le tour du foc. La Carmagnole prit sa gîte et marqua le pouls de la houle qui entrait dans l'estuaire ; une houle levée dans l'ouest par le coup de vent annoncé. Et tant valait porter de la toile et filer d'ici avant que le temps ne se gâte. Le Vieux paraissait blême et tendu. A tout instant il tapait du pied en décochant un sec du menton. Et lorsque cette fichue crampe lui barrait la poitrine, la ride sur sa joue semblait plus profonde - une ride en trait de sabre qui déjà creusait la joue de son bisaïeul Corentin Polacre sur la miniature qu'en avait fait exécuter la Melpomène.

Cette miniature les montrant mariés, c'est d'ailleurs tout ce qui restait de la Melpomène, une miniature que Corentin serrait sous sa chemise et que lui rendirent les Anglais lorsqu'ils le relaxèrent rançon payée en 1815. Et cinq générations durant, de Corentin Polacre, maître de barque du quartier de Blaye, jusqu'au Vieux qui aujourd'hui tenait la barre de La Carmagnole, la ride n'avait cessé de se creuser. Les Polacre portaient tous cette ride sur la joue, et des sourcils d'un seul tenant formant un auvent broussailleux. Rappelle-toi, marmonna le Vieux, à trente ans t'avais déjà la gueule d'un vieux. Toute ta vie, t'as eu la gueule d'un vieux.

A présent il portait haut ses soixante dix ans. Sacré gaillard, n'eût été cette crampe dans la poitrine ! Un gaillard qui rageait que le souffle vînt à lui manquer pour hisser la misaine - enverguée elle pesait ses cent livres et autant pour le vent. Oui dans l'estuaire on connaissait le Vieux. Depuis qu'il avait remis à flot La Carmagnole, on en avait fait un personnage. Il était né à Vitescale, un hameau qui regarde le Bec d'Ambès, dans la maison précisément qui avait vu grandir ce fameux Corentin Polacre. Un nom qui comptait dans le pays, du moins jusqu'à la disparition des hommes du clan. Le naufrage du cotre avait amené la misère et son cortège d'affronts. De ce passé prestigieux n'étaient restés que la maison sous la falaise, la miniature de la Melpomène, quelques livres de bord, et sous un appentis où l'on rentrait les poules, une ancre à jas ; n'étaient restées qu'une légende et la honte de savoir que La Carmagnole, rasée, finissait ses jours au transport du sable.

Ces années-là, des années de cendre, il eût mieux valu les effacer. Un oncle, sans attendre la défaite de 1939, avait embarqué l'orphelin à Belle Île puis rallié le maquis. Lorsque le Vieux regagna Blaye en 1945, ramenant dans une urne les restes de l'oncle et gardant le silence sur sa guerre à lui, l'estuaire était jonché d'épaves. Il s'enrôla sur un morutier et dans les années cinquante, avec les dommages de guerre, acheta une vieille coque, bien résolu à vivre en mer, à vivre de la mer. En fait, pour lui, la mer c'était l'estuaire. Tant vaut dire la misère. Ce n'est pas le poisson qui manque, certes, et les quelques arpents de Vitescale donnaient leurs trois récoltes mais le reste, il fallait le grappiller. Tant que vécut le Port de la Lune, le Vieux repêcha les agrumes tombés des palanques : des oranges que la brise poussait dans les roseaux, des bananes, des éclats de coprah qui donnent un bouillon rance. Trente ans plus tard, Dieu sait comment, il racheta l'épave de La Carmagnole, une coque qui pourrissait à La Reuille sous les ronces du chantier Léglise.

Ce chantier, aujourd'hui disparu, était à deux pas de Vitescale. Le Vieux s'y rendait chaque jour en laissant filer sa yole à l'heure du flot, manière de ne croiser personne. A qui voulait savoir, il jurait que Corentin le tourmentait en songe, ne cessant de réclamer son bateau. Le carreau du chantier accueillit bientôt une troupe de gueux venus des quatre horizons. Ces drôles campèrent dans les décombres et à l'école du Vieux apprirent à manier l'herminette. Pour commencer, il fit dresser la coque sur les restes du peyrat. Ce ne fut pas une mince affaire : la Carmagnole calait ses deux mètres pour soixante pieds de pont. Les maîtres de hache de l'époque avaient taillé ses membrures dans des chênes pris sur une terre que le Duc de Saint-Simon, gouverneur de Blaye, avait boisée à la lisière des marais ; des chênes réservés aux arsenaux de Rochefort et qui avaient trempé dix ans dans un bouchot. Rien d'étonnant que la charpente du lougre fût remarquablement conservée. Et les virures des bordés, ils les avaient chevillées non pas avec des gournables de saule ou des clous, mais avec des carvelles de bronze, si robustes que le vieux n'avait eu qu'à les réutiliser, un siècle et demi après. Quant aux mâts, il les avait fait venir de Finlande par l'Inga, un petit cargo qui alimentait le port aux bois de Bassens. Réalisés d'une pièce pour être emplantés dans la quille, ils furent palmés à l'herminette et gréés dans les règles. S'inspirant d'un ex-voto de 1850, le Vieux avait retrouvé la voilure d'origine : le lougre gréait taillevent, misaine et focs, plus deux huniers pour le petit temps. Enfin, pour lester sa coque, il trouva dans les vestiges du chantier un granite gris : les gabares se délestaient pour prendre cargaison à Bourg. Et qui sait si ces pierres n'avaient pas voyagé dans les cales de La Carmagnole retour lège d'Audierne ? Voilà comment un siècle et demi après son neuvage, le lougre de Corentin, s'élançant sur sa ligne de tins suiffés, fendit de nouveau l'eau de l'estuaire. La carène enduite d'un mélange de résine et de sulfate de cuivre, était d'un vert profond comme les eaux de la Dordogne qui en aval du confluent baignent encore Blaye avant de se mêler à celles de la Garonne d'une teinte plus rose. Les œuvres mortes portaient une céruse dont la nuance rappelle la livrée des goélands ou encore l'écume du fleuve.

L'ancêtre Corentin, avait d'abord servi à bord d'un cotre de la marine impériale, un de ces cotres à hunier donnant la chasse aux Anglais qui à l'orée du siècle harcelaient les bouches de la Gironde. C'est lui, Corentin, qui incita les armateurs de Blaye à reprendre le cabotage, et lui encore qui escorta leurs convois. Sa connaissance de l'estuaire et des courants, sa pratique du pertuis de Maumusson qui ouvre Rochefort, et du goulet de Fromentine sous Noirmoutier, facilitèrent son projet. C'est durant les inévitables relâches dans la rade des Sables d'Olonne protégée par les batteries des forts de l'Eguille et de Saint-Nicolas, et tandis qu'au large croisaient les frégates anglaises, que Corentin finit par prendre ses aises à terre. Alors qu'en ce printemps 1810 l'empereur caracolait en tête des maréchaux pour les beaux yeux de Marie-Louise, la nouvelle impératrice, Corentin courtisait sa Melpomène, veuve d'un paladin de la Grande Armée, qui lui offrit des fonds pour son commerce et lui donna deux fils. Bien des années passèrent avant que Corentin ne mît en chantier La Carmagnole et lorsqu'il la fit armer au commerce et l'inscrivit au quartier de Blaye, l'Empire était depuis belle lurette oublié.

Voilà le genre d'histoire que rabâchait le Vieux. Au demeurant, il n'ennuyait personne : au fil des ans, il avait fait le vide autour de lui. Ses souvenirs, il ne les contait que pour lui seul. Voilà bien ce qui le souciait : cette tradition, qui en serait l'héritier ? Le Vieux laissa filer un peu les écoutes pour venir sous le vent. La Carmagnole abordait les passes à présent, le temps commençait à fraîchir. Dans le sillage les lumières de Royan se reflétaient dans les nuages qui couraient bas du sud sans parvenir à cacher la lune. Sur tribord le fracas des bancs couvrait le claquement des voiles, mais la nuit ne laissait entrevoir que des écumes, Dieu merci ! De jour les parages seraient effroyables, pensa le Vieux en sondant l'ombre où se tenait son petit-fils, le dernier des Polacre. Et il tapa du pied. Sacré gamin ! Pourquoi avait-il déserté le lycée ? Est-ce que des fois il se serait fait rosser par des grands ? Le Vieux avait connu ça. Les gars du coteau lui jetaient des pierres, soit disant qu'il vivait sous la falaise. Mais à la vérité c'est eux, les gosses du haut, qui étaient des sauvages ; c'est eux qui avaient renié leur nature et blessé leurs instincts. Sinon, est-ce qu'ils auraient été aussi stupides ? Pour en revenir au gamin, pourquoi avait-t-il quitté le lycée ? Etait-ce d'aimer trop la rivière ? Hé ! Sacré gamin, toujours à courir les îles, toujours sur la yole que le vieux lui avait donnée. Il avait emplanté un mât dans le banc, et hardi petit ! D'ailleurs le vieux n'avait pas attendu pour lui apprendre la rivière. Il lui avait montré comment tourner ses tolets dans des taillons de coudrier - bon sang, il en pousse tant qu'on veut dans la combe de Mayane au Rigalet. Et comment aléser la toletière avec l'épissoir rougi au feu. Et comment dresser les avirons dans du frêne bouilli, du frêne des îles - bon sang, il en pousse tant qu'on veut sur les tombées de Patiras. Et comment raboter les arêtes des pelles pour leur donner du nerf. Et comment armer l'aviron d'une main, et souquer sans bavure. Le vieux s'y connaissait. Pardi ! Il s'était assez fait dérouiller sur bancs de Terre-Neuve.

Et le gamin aimait le Vieux qu'il craignait. Il filait des jours durant à tendre ses collets, à placer ses bourgnes. Quand tout le monde le croyait perdu, il reparaissait cuit de soleil et de crasse. Et buté ce gamin, muet comme une alose. Parfois il portait au Vieux une sarcelle qu'ils dévoraient en faisant mine de boire. Se faire rosser, maugréa le Vieux ! Je vais lui apprendre à se battre, moi ! Et il tapa du pied. Le gamin derrière le pavois écarquillait les yeux, cherchant à percer l'obscurité d'où montaient des clameurs. Mais ce n'était que miaulements du vent dans les agrès mêlés aux mugissements des houles sur le banc de la Mauvaise. Cette petite dépression d'hiver, voilà une bonne école, pensait le Vieux. Juste ce qu'il faut pour le dérouiller.

Pourquoi cette croisière ? Quel en était le terme ? C'était l'affaire du Vieux. Et qui l'eût questionné ? Surtout pas ses matelots, des bougres rompus à ses lubies. Toutes ses croisières n'avaient qu'un but : s'écarter du monde. Se dresser encore et toujours contre le monde. Le vieux Polacre s'était fait moine marin. Confit dans son fiel, il faisait aller La Carmagnole, endurant par ce cabotage une forme de prière perpétuelle. Il menait la vie des ascètes, subsistant de crevettes et d'éperlans qu'il tirait de ses haveneaux, tel un Saint Jean-Baptiste grignotant des sauterelles. Il dormait sur une botte de varech, portait un tricot de crin, et fourbu se soignait d'un vin chaud où fondaient du boucage et des clous. Tel ces devins courant la mer dans leur coracle, il faisait de sa vie une question gênante. La Carmagnole était une laure, à l'instar de ces nids d'ermites du temps que la rivière léchait les coteaux, quand pourchassés des sans-culottes, ils se terraient dans les grottes de Mortagne. Mais le Vieux Polacre, les lèvres agitées de litanies et de souvenirs, tel une source qui chicote ses graviers, était plus pouilleux que ses frères de la falaise.

Deux matelots composaient l'équipage, formant avec le Vieux et le gamin deux bordées qui tournaient par trois heures. Le premier, tenant lieu de bosco, se nommait Urzumu. Il était basque, natif d'Ilbarritz, corniche où bien avant l'arrivée des légions romaines, des vigies guettaient les baleines. Urzumu, ultime harponneur de Biscaye, pleurait les canots de Ciboure menés par des bras téméraires. Plus que tout il chérissait l'océan, mère nourricière d'Euskadi, et glorifiait ses ancêtres qui avaient découvert les Amériques qu'on perdit et qu'on retrouva, eux qu'aux rives de l'Arcadie les Français prirent pour des Iroquois. Le visage écailleux d'Urzumu, grêlé comme une météorite, semblait posséder un sens mantique comme la foudre dont il tirait présage. Il pratiquait l'art fulgural, augurant selon les quartiers du ciel que traverse l'éclair, et discernant la foudre d'eau selon qu'elle s'élève de la mer au lieu de s'abattre du ciel. Et tout servait son art : les roulements d'un ciel de traîne, les décharges qui zèbrent la nuit d'été, les grésillements précurseurs et les essaims d'abeilles quand les cheveux se dressent et que les voix blanchissent. Il savait conjurer les feux de Saint-Elme qui crépitent dans les hunes et les nuées magnétiques qui affolent le compas.

L'autre matelot tenait lieu de gabier. On l'appelait Virgile bien que son nom fût Tongariki. Virgile était natif de l'Île de Pâques, le nombril du monde. Les cheveux roux, les yeux verts, une virole d'or à l'oreille, les gencives en sang à mâcher son herbe, Virgile n'avait qu'un dieu, l'Océan, qu'un amour, les Pascuans, ce peuple qui avait légué aux Aztèques la science de l'or et l'art des holocaustes bien avant que les ancêtres de Montézuma ne les chassent de la Cordillère et que les sbires de la chrétienté n'achèvent de les décimer. Avec cela, les mains et les chevilles fines, un feu-follet dans les enfléchures.

Calé à la pointe du mât, usant de double vue, il pouvait tirer le navire du ventre des enfers. Témoin ce jour qu'une coulée de brume couvrit La Carmagnole dans le pertuis de Maumusson. Le Vieux en frissonnait encore : le soleil comme un bouton de nacre, le rire d'une mouette invisible, le roulement du courant sur les bancs, et la voix de Virgile tombant du ciel, la voix d'un ange guidant La Carmagnole sur des amers à lui. C'est qu'il détenait, ce démon, la clé des instincts, savoir enfoui sous les scories de notre humanité : se diriger sans boussole, éteindre le feu à distance, trouver les vents. Il devinait l'accore des grands poissons et se jetant des enfléchures, fondait sur eux son tranchoir de basalte à la main. Pour finir, il savait charmer la douleur en invoquant les Moaï de son clan, ces ombres dressées que sculptent les Pascuans dans le tuf du volcan Rano Raraku.

La Carmagnole à présent sortait de la Gironde, laissant derrière elle le banc du Matelier. Le Vieux, par défi, passa à ranger la dernière bouée du chenal. Les lames affranchies du jusant couraient à plein. La brise s'était durcie et sifflait du sud dans les haubans. Dès qu'il distingua la sirène de la bouée d'atterrissage, la BXA, le vieux donna de la barre pour établir La Carmagnole sur son nouveau bord, et envoya brasser la toile. A peine amené, le foc se mit à culbuter son monde. Le gamin fut fauché, la cosse lui ouvrit le front. Le Vieux se mit à l'injurier et interdit qu'on le soignât. Qu'il s'estime heureux, grommela-t-il, de ne pas s'être fait briser les dents.

La mer à présent commençait à creuser, la barre devenait dure. Le Vieux fit affaler la misaine. Filant au largue sous trinquette et taillevent au bas ris, La Carmagnole roulait dans un joli clapot dû au ressac de la côte. Dans le carré la table avait arraché ses tire-fond. Sur le pont la chaloupe s'était dessaisie et Urzumu poursuivait la bonbonne de gaz. Le Vieux comprit qu'il valait mieux mettre de l'ouest dans son nord. La Carmagnole se mit à travailler et le gamin de vomir. Le Vieux ne supportait pas les gens qui ont le mal de mer. Il ne supportait pas ceux qui ont des accès de tendresse. Lui, il avait été arraché brutalement à l'enfance. La disparition des hommes du clan avait posé sur ses épaules un lourd fardeau. Le gamin regardait le Vieux, or le Vieux ne supportait pas d'être regardé - d'être regardé et aimé, d'être regardé comme il ne s'était jamais regardé lui-même. Bon sang de gamin ! Il s'était construit une hutte de roseaux dans l'aubarède, et il s'y retirait pour lire des livres soi-disant. Des livres ! Le Vieux avait dû tout jeune se faire une gueule, une carapace pour ne pas se réinventer chaque matin. Et les coups de temps qu'il avait endurés à tirer la morue n'avaient pas arrangé son caractère. Sacré gamin, je vais lui dresser le poil, reprit le Vieux, mais il n'acheva pas sa phrase : une brûlure lui traversa la poitrine. Il fit signe à Urzumu de prendre la barre.

Affalé sur le banc de poupe, les embruns dans la figure, le Vieux laissait la vie revenir, la vie, la vraie vie : l'avant du bateau qui enfourne, le bout dehors qui plante et plie comme un scion, les hommes culbutés. Bon sang ! La proue piquée dans les nuages qui filent à crocher les mâts : et voilà qu'elle sonde et la vieille coque dévale les lames râblées, rendues nerveuses par la côte et les basses. Le ciel file en hurlant, filasses noires sur les vagues, la pluie ! La pluie mêlée aux embruns, qui strie la mer en traînées d'écume. Parfois la quille talonne le revers d'une lame et La Carmagnole frémit dans ses membrures. Le Vieux était trempé. La douleur avait creusé sa ride. Mais pour rien au monde il n'aurait capelé son ciré. Il refusait d'enfiler son ciré. Ou bien s'il l'enfilait, c'est qu'il était déjà trempé. Manière de tenir tête. Et une fois trempé, le bonhomme ressemblait à un gosse qui va pleurer, un gosse qui s'est fait dérouiller. Son cou jadis puissant était émacié, ses chairs pendaient comme des fanons. De temps à autre, il fermait les yeux.

Il ferma les yeux, les images défilèrent... Les tortues ! Elles dorment au soleil, bercées par la houle. Elles se gavent de méduses qui suivent la dérive Nord Atlantique et que les brises poussent sur Oléron, en si grand nombre que la plage en miroite. Des tortues jaunes que tu veux harponner. Mais dès que tu t'approches, pfuit ! Jamais tu n'as pu harponner une tortue. Et les phoques qui au printemps escortent les bancs d'aloses ? Ils entrent dans l'estuaire, toujours filant leurs proies...

Jamais ses souvenirs ne s'étaient présentés aussi forts. Pourquoi venaient-ils le visiter, et pourquoi maintenant ? Aux images de l'océan succédaient des scènes de l'estuaire. Enfant il court les halliers, contemplant des hauts de Beaumont les mattes constellées d'étangs, les blancs, qui scintillent la nuit sous la lune. Puis c'est le vasard de Beychevelle où le grand-père louait une tonne pour l'affût aux tadornes. Puis aux marais de la Perge, dans le Médoc : il chasse au punt, allongé dans le couralin, tenant son souffle il dérive vers une compagnie d'oies, le fusil contre lui. Et quand il se dresse, des centaines d'oies ouvrent leurs ailes. Elles avaient ce jour là pris leur essor et disparu à tout jamais. Et jamais plus il n'avait entendu les oies s'envoler par centaines. Jamais plus.

A ce moment le Vieux eut encore le souffle coupé, un spasme, une dague entre ses côtes. Il sentit la vie refluer tandis que la coque s'effaçait sous lui, et il agrippa la lisse. Le gamin accroché au pavois se remit à vomir au moment où une masse d'eau dévalant le pont noyait l'arrière. Le vieux le saisit par le col de peur qu'il ne passe par-dessus bord. L'effort lui déchira la poitrine et il plia le genou. Il ne faut pas que le gamin te voies malade, pensa-t-il. C'est pourquoi il se montra dur. Il n'aimait pas se montrer dur avec le gamin, mais il se montra dur. Fallait-il donc l'enfermer dans le poste avant ? Et faire descendre les matelots ? Et comment ! Seul sur le pont, seul à la barre, lui il tiendrait. Le Vieux sentit comme une main le toucher. Il cracha dans la mer.

D'abord il fit boucler le gamin dans le poste avant. Là du moins il ne serait pas emporté. Et tout à l'heure il lui collerait le quart de nuit, celui qui ne voit ni le crépuscule ni l'aube. Le poste avant, sous le gaillard, voilà l'endroit le plus malmené, où il faut tout boucher lorsque la proue enfourne. Là vivait Urzumu, ses harpons pendus à l'étambrai claquant au gré des houles. Il dormait sanglé sous l'icône de la Vierge Noire d'Euskadi. La Carmagnole par moment dévalait, rattrapant la vague et la heurtant. Le gamin sentait la vibration du bout-dehors, qui ploie à casser quand il trousse l'eau. Le rocambeau, cet anneau courant le long du bout-dehors pour y crocher l'amure du foc, avait entaillé le bois de l'épaisseur d'un doigt. Le Vieux fit rentrer l'espar. Le gamin écoutait la manœuvre au-dessus de sa tête, les jurons des hommes, les brins du palan qui battent le pont, la clavette enfoncée à coups de maillet, l'explosion des vagues, le martèlement de la chaîne d'ancre dans son puits. De rage, il ouvrit son couteau et se mit à piquer le bordage. La lame cassa, le gamin le sentit au coup suivant qui porta faux. Il restait bien assez de lame pour cogner, et le gamin cogna, et il se mit à sangloter et à vomir. Le Vieux fit descendre Virgile et Urzumu dans le carré et il tira le panneau. Maintenant, pensa-t-il, te voilà seul. Tu vas tirer au large, tâche de gagner dans l'ouest avant que le vent ne fasse sa rotation. File sous le plateau de Rochebonne, dans le remous que laisse le banc avant que le vent ne reforme la houle. Et s'il le faut, tu mettras à la cape pour étaler. Là il ne manque pas d'eau à courir, une quarantaine de milles avant la côte. Le Vieux se cala contre la barre et il sentit que le malaise passait.

C'est alors qu'il entendit - bon sang ! son père et son grand-père qui disputaient Dieu sait quoi sous le pont. Le Vieux entendait sous ses pieds la voix des péris en mer, leurs voix depuis longtemps éteintes. Il revoyait les gueules marqués par la mer, les regards délavés, la ride comme un coup de couteau sur la joue... Garde ton cap ! lança le père : à sa façon d'enjamber la houle il avait senti que La Carmagnole filait de guingois. Le Vieux rectifia le cap. Combien étaient-ils donc sous le pont ? Est-ce que son frère y était aussi ? Ce frère qui avait laissé deux doigts dans un guindeau - bon sang, avec ceux qui lui restaient il aurait étranglé un bœuf ! Le Vieux n'eut pas besoin de fermer les yeux pour revoir le jour où son frère s'était effondré, étouffé par une embolie pulmonaire. Tandis qu'il râlait, les yeux figés par l'angoisse, ils l'avaient agenouillé entre les haubans. Et ils l'avaient sanglé. Qu'est-ce qu'ils pouvaient faire d'autre ? Le Vieux entendait les voix sous le pont. C'est certain, ils étaient sous le pont, il entendait clairement leurs voix. Et il les appela. C'est Urzumu qui ouvrit le panneau.

Le Vieux lui laissa la barre et il alla s'agenouiller entre les haubans sous le vent. Il ne distinguait pas l'eau mais il l'entendait mousser. Il sentait les câbles des haubans au creux de ses épaules, et repliant les bras, il les saisit et resta là, penché sur l'eau qui défilait. Il sentait la ténèbre défiler tandis que le bateau dévalait, puis la glissade s'amortir quand la vague gonflait. Et dans le creux de ses épaules, il sentait les sursauts du mât, l'attaque du vent dans la toile. Et cela lui rappela les coups de queue des aloses dans le tramail, quand la fincelle d'une main, de l'autre l'aviron, il nageait pour maintenir en tension et descendre le lan face à la bouée foraine, et veiller qu'elle ne croche pas la rive. Bon sang ! Garde droite ta tessure, sans faire de poche. D'une main la fincelle, de l'autre l'aviron. Et tu tires, bon sang ! Tire la fincelle et surveille ta bouée. Il avait appris sur les harenguiers à rabouter sa fincelle de plusieurs longueurs, torsadées tantôt à droite, tantôt à gauche, et à y faire courir juste ce qu'il faut de flottes de liège pour tenir la nappe. Les souvenirs me viennent, pensa le Vieux, je m'échauffe et après, je me sens oppressé. Je ferais mieux de ne pas penser. Mais bon sang, les souvenirs se présentent en foule. Ils étaient intenses et les images si fortes qu'il croyait sentir l'odeur des aloses, sentir dans la main leurs soubresauts, dans ses épaules les crampes.

Et il se sentit las. Une nausée le prit. Il eut une quinte de toux et vomit. Cela semblait épais et laissait dans l'eau une ombre. Et à ce moment il entendit une cloche. Il sut qu'ils étaient sous la cardinale du plateau de Rochebonne. Il se retourna et en chercha le feu dans la nuit, un feu clignotant blanc par séries de trois éclats. Mais sans doute les rideaux de pluie cachaient-ils le feu ? Il attendit que le bateau grimpe une vague, balaya la nuit du regard, mais ne vit rien. Il entendit encore la cloche, puis un fracas comme d'une falaise qui s'effondrerait dans la mer sans discontinuer. La mer brise sur les roches pensa le Vieux. Il ne doit pas faire bon s'y frotter. Le plateau se trouve au bord de la sonde des cents mètres. La houle sentant le fond, se gonfle. Et quand elle donne sur les basses de La Congrée ou des Roches Levées, elle brise. Mais la Carmagnole n'avait rien à craindre, le Vieux l'avait menée sous le vent du banc.

Il se leva pour reprendre la barre. La Carmagnole n'étalait pas et il fallait tout le doigté du Vieux pour qu'elle cule droit. Au-dessus de sa tête, la voile claquait. La voile était au bas ris, et elle claquait à tout rompre. Si je l'amène, pensa le Vieux, pour le coup, le bateau va venir travers, on va embarquer tout ce qu'on veut. Et la côte est vite venue, bon dieu ! On va se faire drosser sur les îles. Tâche donc de rester sous la sonde des cinquante mètres, fit le Vieux. C'est alors qu'il aperçut l'éclat de la bouée. Un cadeau du ciel.

La Carmagnole bien appuyée à la cape, le vieux attacha la barre sous le vent et alla s'asseoir sur le banc de poupe. Bon sang, des aloses il en venait ! Parfois, va savoir, elles se collent au fond. Alors il filait la martingale pour descendre le tramail, et une fois il avait dû gréer une rallonge. Bon sang ! Et les lamproies ? Quand elles sentent les aloses, à leur odeur ou à leur chant, que sais-je ? Vlouf ! comme une flèche, à leur coller le suçoir dans le flanc. Elles ont des dents acérées et elles restent collées à leur sucer la vie. En as-tu jamais vues, des aloses dans les roseaux, le ventre en l'air et le flanc déchiré ? En as-tu jamais prises dans le tramail des aloses vidées ? Quand elles s'emmaillent, les aloses se pincent les ouies et elles se noient. C'est alors qu'elles donnent de la queue, et toi, à la fincelle, tu sens les coups de queue. Avant même de remonter le filet, tu sais. Les lamproies ne se noient pas lorsqu'elles s'emmaillent, leurs ouies à elles ne battent pas : ce sont des trous, des trous ronds comme d'une flûte.

Assis sur le banc de poupe, il surveillait la cardinale dont l'éclat restait calé entre les haubans de bâbord. Bon sang, les aloses ! Il prit une goulée d'air. Mais avant d'être au fond de son inspiration, il eut un spasme et vomit encore. Il se passa la main sur la bouche et la retira tachée. On entendait la cloche plus distinctement maintenant. La brume s'était refermée, mais on devinait une palpitation qui devait être son feu. Il ouvrit le panneau. Il était épuisé. Il secoua Virgile - comment fait ce bougre pour dormir par un temps pareil ? - et l'envoya rejoindre Urzumu. La paillasse était tiède.

Malgré la fatigue, il ne put trouver le sommeil. Sa pensée battait la campagne. Te souviens-tu ? En face de Pauillac, dans l'île de Patiras, dans le taillis des frênes où dorment les cormorans. Toi pieds nus sur la terre brûlée de fiente, tu humes le vent de leur dortoir. Et il sentit l'âcreté des déjections comme s'il y était. Il chercha le grand cormoran, le vieux cormoran presque aveugle. Il le vit, sa carcasse crochée dans les branches, il vit ses orbites creuses, ses rémiges tenues par la peau ; la lumière en les traversant y laissait un faste fauve. Puis ce fut la bise sur la Grand Côte, le soleil bas d'hiver. Les tadornes nichent dans les oyats, et quand les œufs éclosent, la cane dévale la dune suivie de ses oisons. Elle se jette dans la vague et attend sa portée dans le ressac. Et les petites boules duveteuses sont roulées et dispersées. Ceux qui ne passent pas la vague, chassés par la mère, se terrent sur l'estran où ils se laissent mourir. Et toi, tu les recueilles et tu les caches sous ta chemise. Ils te pincent la peau, tu les nourris jusqu'à ce qu'ils puissent prendre leur vol. Et le harle ? Te souviens-tu du harle que tu avais blessé à la fronde ? Tu lui tranches le cou, tu regardes le sang qui pulse, tu sens les ailes qui frémissent entre tes cuisses. Tu rentres à Vitescale, ta sœur jure que tu pues le sauvagin et elle t'épouille. Et Port-Maubert ? Au bout de l'étier où tu viens chaparder des œufs, elle venait à la nuit tombée. Tu as fait une litière. Et voilà qu'on entend quelqu'un battre les roseaux. Tu poses une main sur sa bouche à elle et tu sors ton couteau, et tu couvres son corps du tien, ton corps croûté de vase et fondu d'ombre. Et tandis qu'elle te mord la main, tu te retiens pour ne pas hurler. Bon sang ! Le vieux s'en souvenait de ces marais où bien des années plus tard on avait retrouvé le corps de son cadet, tellement piqué par les pies, qu'il n'avait pas voulu que sa bru le voie.

Il fut tiré de ses songeries par des éclats de voix. Au-dessus de lui, Urzumu et Virgile se battaient. Le motif de cette dispute ? Le chat de Virgile restait introuvable et ce dernier accusait Urzumu. Un animal que le Pascuan avait trouvé, chaton encore aveugle, dans une poubelle du port et qui souillait la couchette d'Urzumu, une maie emplie de foin. Sacré nom ! pensa le vieux. Voilà bien le moment pour vider une querelle. Le chat venait le soir contre les jambes du vieux et parfois sautait sur son épaule pour frotter sa tête contre la sienne. Quelle affaire ! Sur ce, le Vieux sombra dans le sommeil.

Quand il se réveilla, il lui sembla qu'un temps infini s'était écoulé. La montre d'habitacle marquait trois heures trente. Il sauta dans ses bottes et regagna le pont. L'appel du vent était monté d'un ton dans les haubans. Force 10 ! pensa le Vieux. La mer était soufflée. Rochebonne passé, les lames couraient sans frein. La mer montait à bord et par deux fois La Carmagnole était restée à la bande, engagée dans la bouscaille. Et dire que le Vieux ne s'était même pas réveillé ! Sans attendre ses ordres, les hommes avaient rendu la main, pensant mieux étaler en fuite. A présent La Carmagnole courait avec la lame, sous tourmentin. Si le temps se lève, pensa le Vieux, on devrait voir le phare des Corbeaux. Mais peut-être qu'il fera jour avant et qu'on ne le verra pas. Au moins on verra l'Île d'Yeu... Baleine ! Baleine ! cria le Urzumu. Et le bateau trembla. Une chose noire se dressa sur bâbord, et sonda. Le Vieux affirma que c'était une grume, un de ces troncs que la Gironde vomit et que les courants déhalent, une de ces masses qui dérivent à fleur d'eau, sournoise, et défoncent les coques. Le lougre l'avait heurtée, puis la chevauchant, l'avait dressée. Grume ou pas, le vieux sut que c'était là l'œuvre de Gaëto, le monstre tapi dans les abysses qui ne surgit que pour répandre la mort et chaos. Personne ne disait mot, écoutant la chose raguer la carène, et tous frémirent lorsqu'elle arracha l'hélice. Virgile était livide. Elle va revenir souffla-t-il. Etarquez-moi ce tourmentin, trancha le Vieux. Le grondement du tonnerre emplit le ciel, signe qu'une masse d'air froide se glissait sous la pluie et que le vent entamait sa rotation. C'est la mort qui rôde souffla Urzumu. Le Vieux l'envoya examiner les fonds et poussa également Virgile par les épaules dans la descente. Il était hors de lui. Cette lutte avec le chaos, c'était sa tâche à lui, une confrontation de longue date arrêtée depuis le neuvage de la Carmagnole, et peut-être depuis la naissance de leur maître à tous, l'ancêtre Corentin.

Urzumu revint avertir que l'eau envahissait les fonds. La grume avait fait son travail. Le Vieux attacha la barre, et descendit. Il promena sa lanterne sur la muraille, palpa le bois. La coque ne semblait pas défoncée. Aux pompes ! cria-t-il. Et il regagna le pont pour établir La Carmagnole sous bonne amure afin de soulager la coque. Que faire d'autre ? Qu'aurait fait Corentin ? Oui, Corentin, qu'aurait-il fait ? D'abord garder son calme. Le Vieux alla s'asseoir sur le banc de poupe et tenta de se rappeler si l'ancêtre avait noté quoi que ce soit touchant les forces de la ténèbre. Il ferma les yeux et vit le premier livre de bord de La Carmagnole transmis de père en fils, accompagné d'un portulan dressé par Corentin. Il était tentant de l'imaginer le soir, à la chandelle, chez la Melpomène, trempant sa plume pour corriger une sonde, porter un trait de côte, un clocher, un mouillage. Son esprit allait sur les eaux, plus loin, toujours plus loin... Insatiable Corentin ! Quant à la Melpomène, la pauvre Melpomène, sans doute aurait-elle pu chanter, s'inspirant du cantique d'Osée :

Que ferai-je de toi, Corentin ?
Ton amour est une brume du matin
Une rosée d'aurore qui s'en va.

Le Vieux ne pouvait s'empêcher de penser à sa femme à lui, dans leur maison de Vitescale. Elle avait cessé de l'attendre, elle était morte. On avait clos les volets.

Sur ce livre de bord, l'ancêtre avait noté ses feintes : comment se glisser dans la brume que vomit le fleuve aux premiers froids, et n'en sortir qu'à la nuit, tous feux éteints. Le Vieux imaginait Corentin se guidant à l'odeur de l'eau, à l'écho du ressac, écoutant la cloche lointaine du changement de quart sur une frégate anglaise, le maillet du bosco, le cri d'une vigie dans son nid de pie. Dans ces bonaces où la mer paraît d'huile, les sons glissent à la surface. Ou bien au contraire s'élevant, ils retombent au-delà, laissant croire à des mirages sonores tels qu'une ville engloutie. Et dans ce livre de bord, le rôle d'équipage précisait pour de souventes courses : allant à l'aventure. Manière de dire que faute de frêt au retour de Rochefort où La Carmagnole avait déchargé sa résine et son vin, elle courait lège vers Oléron dans l'espoir d'un chargement de sel, ou vers Marans pour du froment, des fèves, de la graine de lin, ou des merrains de chêne qui descendaient l'Autise, la Sèvre ou la Vendée.

Puis la pensée du Vieux revint à la maison de Vitescale, déserte maintenant. La maison borde le chenal et certaines nuits on y entend répercutées par la falaise les sirènes de brume des cargos et l'appel des remorqueurs. Son faîtage est pris dans la falaise, les chambres creusées dans la roche. La racine d'un chêne s'était infiltrée dans l'alvéole où dormait le vieux. C'était la racine d'un chêne immense et nul doute qu'il tenait la falaise, la forêt et toute l'histoire du monde ; un arbre qu'avait pratiqué Corentin Polacre et dans la ramure duquel, tout gosse, du temps des derniers rois, il avait gréé son nid de pie.

A bord de La Carmagnole, la pompe de cale venait de céder. Le temps va se calmer, pensa le Vieux. J'enverrai Virgile clouer une voile sur la carène. Chaque choses en son temps. Et n'était-ce pas maintenant le quart des hautes heures, celui qui franchit le porche des deux vérités ? N'était-ce pas le moment d'aller tirer le gamin de son trou ? Le Vieux hésita, écoutant claquer dans son dos le drapeau tricolore. La bande rouge en était depuis longtemps effrangée. Quand le rouge aura disparu, ce sera ton tour, pensa le Vieux. Il ferma les yeux et il revit son frère, docker et communiste enragé, qu'on avait mis en bière le drapeau rouge sur la poitrine. Il revit le Port de la Lune, les cargos fruitiers immaculés, les régimes de bananes amoncelés Quai des Chartrons. Il revit la foule des mauvais jours quand les grilles étaient gardées par les piquets de grèves, quand sur les quais les agrumes pourrissaient dans la chaleur orageuse. Toi aussi, tu partiras rouge sur rouge, maugréa le Vieux en allant tirer le gamin du poste avant. En ce temps-là, son frère qui était arrimeur de fûts l'avait fait inscrire, et il se louait en demi-journée pour décharger à la planche les sacs de cacao et de farine. Dans ces années-là, du Pont de Pierre jusqu'aux bassins de Bacalan, les quais étaient saturés, les navires attendaient en rade qu'un poste se libère. Des cargos, il en arrivait de la Côte d'Afrique, des Antilles, d'Indochine, d'Amérique du Sud. Les balles de peaux d'Australie s'amoncelaient sur le quai en attendant que les délaineurs de Mazamet les fissent emporter par le Canal du Midi. Les hangars regorgeaient de marchandises et on laissait dehors des montagnes d'arachide et de graine du palmiste. Puis le peuple turbulent des dockers s'était éteint. Vers la fin des années soixante, il ne restait que des quais vides, les carcasses des grues, les rails qui luisaient sous la pluie, et trois cargos que la Douane laissait pourrir à poste.

Quand le Vieux ouvrit le panneau, quelque chose de noir lui bondit dans les jambes en miaulant et sauta par-dessus bord. Le gamin se déplia lentement, il semblait hors de lui. Son visage était griffé. Le vieux l'embrassa et le garda serré tandis que le gamin lui bourrait le ventre de ses poings. Ah, mon p'tit, répétait le vieux, mon p'tit ! Ils se dévisageaient. Il y avait dans le regard du vieux comme du feu. Dans la cale, Virgile et Urzumu se battaient à nouveau. L'eau leur venait aux genoux. Le Vieux envoya le gamin éteindre les feux de route qui pouvaient porter la poisse et en tout cas aveuglaient le ciel. Une rafale chargée de grêle crépita sur le pont et leur cingla le visage. La Carmagnole se coucha et demeura longuement à la bande. Voilà le vent qui fait sa rotation pensa-t-il. A présent, l'eau va se faire méchante ! Dans l'air devenu glacial la mer se couvrait de reflets. Les écumes phosphorescentes montaient à bord, l'eau bouillonnait parcourue d'étincelles. Il installa le gamin à la barre et dans une éclaircie lui montra une étoile piquée là. Et il lui livra l'Alliance. L'ancêtre Corentin avait selon l'usage placé sous le mât un écu. Ce fameux écu d'or de 24 livres tournois battu l'an II et portant : République Françoise - Règne de la Loi - 1793, autour d'un scribe ailé que garde le coq gaulois. Le premier livre de bord de La Carmagnole consigne un orage violent qu'eut à affronter l'équipage en 1855. La foudre lui avait tué le timonier et fendu la misaine jusqu'au talon. C'est cette galette d'or que le vieux avait trouvée dans la quille, telle que la foudre l'avait fondue. Et depuis lors La Carmagnole allait, marquée du sceau terrible, gage d'une alliance de cinq générations dont aucune n'avait omis de payer sa dîme. L'écu de Thermidor au cœur de la quille, cristal de foudre ravi à Gaëto qui tout à l'heure était venu rôder sous la Carmagnole et n'avait rien trouvé de mieux que d'arracher l'hélice. Il allait revenir, c'est sûr, il ne repartirait pas sans son lot. Le Vieux et le gamin tenaient la barre à deux, l'œil sur les lames encapuchonnées. La pomme du mât plongeait à chaque assaut mais le Vieux pesant sur la barre la ramenait sous l'étoile. Et le Vieux lui donna l'étoile, la bonne étoile. Mon p'tit, regarde-la chaque soir monter à l'horizon, regarde-la courir son ciel, suis-la des yeux pendant ton quart. Le gamin sentait le souffle du vieux sur sa nuque, sa voix semblait venir de l'étoile. Cette même étoile sur laquelle se guident les oies pour descendre de Norvège. Combien de fois le vieux lui avait-il raconté le grondement des oies dans la nuit, le bruit des centaines d'ailes, leur crépitement, le cri des jars qui gardent la lisière de ce grand voilier de plumes ?

Il confia la barre au gamin et alla se poster entre les haubans. Le vent était tombé d'un cran. Mais il soufflait noroît. Les trains de houle se chevauchaient. La mer devenait énorme et chaotique. Les parois escarpées des grandes lames s'effondraient en cataractes, laissant la mer laiteuse et nue. Pourtant le gamin ne sentait plus la peur. Il lui semblait qu'une main invisible posée sur la sienne imprimait à la barre la juste pesée. Il ne voyait plus l'étoile, le ciel s'était refermé. Qu'importe, elle était dans le ciel pour toujours. Il ne voyait plus le Vieux mais de temps à autre il l'entendait taper du pied, il l'entendait grogner. Garde ton cap ! Et la Carmagnole obéissait. Elle obéissait à sa main. Il entendait la voix du Vieux. Laisse venir ! ou bien : Reprends ! Et chaque fois la Carmagnole obéissait. La voix du Vieux, joie, joie ! L'envol de centaines d'oies, l'envol qui n'en finit pas, l'envol qui coupe le souffle, des oies, des centaines d'oies prenant leur vol, la voile comme l'aile inflexible accomplissant l'instant où l'homme cède à sa vérité, où il connaît qu'il est fils du soleil et du vent. Vers cinq heures Urzumu montant pour la relève trouva le Vieux à genoux. Sanglé dans les haubans, le menton sur la poitrine, il semblait regarder l'eau filer. Sur sa joue, la ride avait disparu.

© C & C Lippinois, 2001

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde