Le texte ci-dessous est extrait de Les passes de Cordouan.
Le tirage de ce livre étant épuisé, Jean Bernard-Maugiron l'offre - selon ses propres mots - au Conservatoire de l’estuaire et à tous les amoureux de la Gironde, pour qu’il vive une deuxième vie sur le site estuairegironde.net.
Qu'il en soit vivement remercié !
Vous pouvez obtenir ici-même l'ouvrage complet (PDF, 5,5Mo).
À l’intérieur règne une odeur de moisi, caractéristique des bateaux en bois. On s’y fait, et on finit par l’aimer, ce bouquet fumé de moisissures, coupé de sueur et de tabac froid, avec une touche empyreumatique de gazole et d’huile moteur. Vêtements, draps, duvets, livres et serviettes, tout finit par en être imprégné. Aucun bateau n’a tout à fait la même ; c’est comme une signature olfactive, une marque de propriétaire.
La cuisine est située à gauche de la descente. Deux feux montés sur cardan permettent de cuisiner à l’horizontale même quand le voilier gîte. Un évier, une glacière et les équipets de rangement pour la vaisselle l’encadrent. Les vivres sont disposés sous les deux bannettes du carré, de part et d’autre de la table repliable. Une cloison isole le coin gogues-lavabo de la cabine avant, deux couchettes latérales qui n’en font qu’une par adjonction d’une pièce de bois triangulaire et de la mousse correspondante. C’est là que je dors, un peu de biais pour caser ma carcasse. Dessous, encore des coffres, où logent harnais, gilets, bouée et la réserve d’eau potable. Les bouteilles de vin trouvent leur place bien calées dans les fonds. Mon saint-frusquin est rangé dans les étagères et placards latéraux, comme les livres et les cassettes. L’acajou sombre et verni des bordés, barrots et membrures crée une atmosphère chaleureuse, cachet vénérable des vieilles boiseries, même si le bateau n’a que quinze ans.
J’ai tout quitté pour m’acheter ce petit Chassiron, un plan Joubert des chantiers Richard mesurant 7,70 m de long, 2,44 m de large pour 1,05 m de tirant d’eau et trois tonnes de déplacement, quille longue, que j’ai passé l’hiver à retaper. Je l’ai rebaptisé Mélisende, « l’amor de lonh » de Jaufré Rudel.
En rupture de ban, fuyant les bruits de la ville, je pars pour les îles ; Aix, Ré, Oléron d’abord, puis Yeu, Belle-Île, Groix… tout ce que le temps – celui qu’il fait et celui qui passe – et la caisse du bord me permettront de visiter. Mais d’abord, je dois me libérer de l’estuaire, « la Rivière » comme on l’appelle ici. Le mois dernier, la sortie de prise en main avec l’ancien propriétaire – ma seule sortie jusqu’ici –, m’a conduit à Royan, à l’entrée des redoutables passes. En comptant quelques bordées sur dériveur dans ma prime adolescence, mon expérience du maniement d’un bateau à voile est pour le moins sommaire. Il va falloir apprendre vite à jouer au petit marin. Mais j’ai déjà la panoplie.
La cafetière crachote. Je verse du café, allume une cigarette, puis m’étends sur une bannette du carré. À peine parti, je me sens déjà vidé. Sans amour ni enfant, je suis mon propre père, mon propre fils, et ma propre femme. Heureusement, j’ai quatre couchettes à bord. L’oreille collée aux bordés pour écouter l’eau chantonner, je glisse dans des songes aquatiques, entrecoupés par le choc amplifié contre la coque de branches d’arbre flottées. Ce sont les grandes marées qui ont raviné les berges. « Bois sur bois, pas de dégâts », pensé-je pour me tranquilliser.
© Jean Bernard-Maugiron, 2008
Autre extrait de Les passes de Cordouan : Une escale à Bourg.