Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - septembre 1994

par Jean-Bernard Forie


Samedi 11 septembre 1994

Les propriétaires de la vedette à laquelle je suis amarré partent à l'aube pour la pêche, ce qui me réveille. Le temps est calme, le ciel pur, l'air frais. La torpeur des réveils douloureux est vite chassée par l'ivresse des appareillages. Hors du chenal, je déploie la voile et installe gouvernail et dérive. Avec une bonne brise de travers, j'arrive à Talmont moins de trois quarts d'heure après mon départ de Meschers. Hélas, je dérive aussi de 10° et cela suffit à m'empêcher de doubler le rocher de Talmont, ses remparts et sa basilique.

Je ne peux me résoudre à amener la voile et à lancer le gabarot à la pagaie dans les remous qui débordent le plateau rocheux, pour essayer de passer en force. Le vent est à mon avis déjà trop fort pour espérer contrer la dérive due au fardage. L'étale de marée haute touche à sa fin et la mer baisse déjà. Je décide alors de me poser sur la grève de galets et de coquillages brisés, au pied du rempart nord, dans une petite anse où était situé, sur les vieux plans du XVIIe siècle, un port d'échouage. Ayant à peu près aussi peu de qualités nautiques que moult barques du temps jadis, le vent d'aujourd'hui et de toujours pousse l'Espérance  exactement vers l'endroit où elles avaient coutume de se réfugier. Le gabarot est une machine à remonter le temps.

Escale à Talmont, sous la muraille
Escale à Talmont, sous la muraille

Les hordes touristiques sont discrètes en cette fin de saison, mon arrivée ne semble pas être très remarquée, mais je me trompe. Voici maintenant deux hommes qui approchent. Boucle à l'oreille, moustaches et barbiches qu'on ne voit plus qu'au cinéma : voilà deux gaillards pittoresques autant que sympathiques. L'un d'eux est le cocher qui promène les touristes en calèche et l'autre exerce la profession de souffleur de verre. Ils me laissent bientôt, appelés par leurs obligations respectives.

La mer se retirant très vite, de vastes étendues de vase découvrent dans la baie. À proximité du village, par contre, ce sont des plaques de roches couvertes d'algues qui apparaissent et je vais me promener sur elles. Sur ce banc de roches à fleur d'eau se dressait autrefois un petit château fort qui défendait la citadelle, et dont il ne reste pas pierre sur pierre. À me promener, à discuter avec les curieux, le temps coule lentement sur moi, et la journée passe vite. Voici enfin la marée du soir, qui doit me permettre de contourner la citadelle. Un groupe d'habitants s'est massé sur les murailles pour voir le spectacle, et la suite des événements ne va pas les décevoir !

La brise du soir souffle fort, trop fort. Je choisis de raser les murailles de la citadelle, de façon à éviter les tourbillons qui agitent les parages de Talmont, en particulier sur le site de l’ancien château fort. C’est une mauvaise décision : je me retrouve entraîné dans le ressac qui batille au pied des murailles ; l’Espérance est couverte d’écume et commence à emplir. Tout va très vite. La lourde coque est assommée de coups, balayée de bout en bout par les vagues. Une fois de plus, car j’avais connu pareille mésaventure en avril 1992, c’est le grand pillage : les planchers partent à la dérive, le gouvernail coule à pic et disparaît, le coffre aux vivres est plein d’eau. Des spectateurs s’approchent sur les roches glissantes et me hèlent pour que je leur lance un cordage afin de déhaler l’Espérance qui flotte entre deux eaux.

Le halage commence, le matériel passe de mains en mains pour être mis à l’abri dans une crique minuscule. Ce naufrage anonyme et un peu ridicule devient une aventure collective. Les hommes ont entraîné leurs femmes. Celles-ci n’ont pas voulu se séparer de leurs enfants. Voilà d’un coup beaucoup de monde qui s’agite avec des rires et des exclamations ; d’une poussée collective et vigoureuse, le bateau est amené au fond d’une petite crique à l’ouest de la citadelle, où je l’écope complètement. Le matériel regroupé, la coque inspectée, le jour a déjà largement décliné ; mes sauveteurs d’un instant s’éparpillent dans les ruelles du village. Je me retrouve seul.

La lune se lève, le ressac résonne contre les parois de la crique au point d’en devenir assourdissant. Trempé jusqu’aux os, le matériel en piteux état, sans abri, je dois m’organiser. Primo : manger. Deuxio : mettre mon matériel à l’abri. Je le transporte et le cache derrière le muret d’un petit jardin au bord de la falaise. Et enfin : dormir. L’obscurité est maintenant totale ; des averses surviennent. Je trouve refuge contre le mur du cimetière, où je m’enroule dans une petite bâche en plastique.

Au cœur de la nuit, la pluie redouble de violence, la situation devient intenable. Je me souviens alors d’un abribus situé à l’entrée du village et je m’y réfugie. Allongé sur l'étroite banquette, je me repose de mon mieux dans un confort relatif. Je suis toujours entièrement trempé, mais heureusement, je suis vêtu d'un pantalon de parqueur arcachonnais en bure épaisse ainsi que d'un pull marin, et chaussé de bottes. Toute l'eau qui imprègne mes vêtements se réchauffe sur mon corps, et ainsi je ne souffre pas trop du froid. Je m’esclaffe intérieurement en considérant ma misérable situation : ma clochardisation est en bonne voie !

Vendredi 10 septembre | Dimanche 12 septembre

 

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