Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - septembre 1994

par Jean-Bernard Forie


Jeudi 9 septembre 1994

Nous nous levons assez tôt dans la maison alors qu'une accalmie se précise. Je prends congé de Catherine, et Christian me ramène au bateau. L'eau est arrivée jusqu'à lui, c'est l'étale de la marée haute et je peux partir. Il reste à régler cette histoire de dérive... Christian trouve aussitôt sur l'estran un morceau de planche qui fut peinte en bleu : un morceau de bois passablement pourri et d'une longueur insuffisante, mais qui correspond aux dimensions du puits de dérive. C'est mieux que rien et surtout il n'y a rien de mieux à portée de main. Peut-être trouverai-je quelque chose de plus adapté lors d'une prochaine escale ? C'est décidé, en attendant, je partirai avec cela.

Pluie et soleil alternent pendant la matinée, avec de brefs grains et des brises évanescentes. Le voyage demande alors beaucoup d'efforts à la pagaie en longeant la rive médocaine et beaucoup de manœuvres à la voile, par ce temps à grains. Voici l'estey de la Maréchale, puis celui de Saint-Christoly. J'y fais halte pour me délasser et grignoter quelque chose. La pluie est presque continuelle et le port vide de toute présence humaine. Il y a seulement un cliquetis de verre qui provient de chais tout proches, où fonctionne une chaîne d'embouteillage.

La navigation a repris... Le soleil s'impose désormais, mais des grains violents passent à intervalles réguliers, alors que la brise d'ouest devient continue, force 4 à 5 Beaufort. Voici un grain qui me cueille sous voile. Le grand pan de toile sombre s'incurve, se déforme et le bord d'attaque se creuse exagérément. Je lofe... lofe, l'eau au ras de la lisse sous le vent, où elle défile en chuintant. D'un rapide coup d'œil je constate que la dérive est importante et que le gabarot dérape sous le vent à chaque rafale. La décision est vite prise : j'amène la toile et reviens vers la rive à la pagaie. Je suis alors surpris par un train de rafales encore plus violentes, accompagnées d'un lourd rideau de pluie qui fait un bruit de friture. Impossible de se maintenir à la pagaie : je jette le grappin dans peu d'eau et me couche au fond de la coque en tirant un pan de voile sur moi pour m'abriter. Le grain passe, tout s'apaise et la navigation reprend. La lumière est belle, l'air vif, chargé d'odeurs marines mais c'est une corvée que de lutter contre le vent qui cherche à m'écarter de la rive.

Sur le crassat
Sur le crassat

A cet endroit de grandes étendues de vase découvrent, striées parfois de bancs de galets et de coquilles d'huîtres blanchies par le temps.
Je m'arrête à l'extrémité de l'un d'eux, une demi-heure avant l'étale, exténué. Un peu comme à l'île Pâté, je suis immobilisé dans un paysage de bout du monde, uniquement entouré de ciel et d'eau, posé sur un rivage infime qui sera bientôt englouti. J'arpente le banc, les coquilles crissent sous mes bottes, le vent emplit mes oreilles. Je me retourne : au loin, une seule présence, mon bateau. Esquisse d'abri, exotique et amical, il me toise de ses prunelles noircies au goudron de bois : « Jusqu'où vas-tu m'emmener comme cela ? Ne comprends-tu pas que je n'ai point été conçu pour défier ces flots farouches ? Crois-moi, crois ce qu'exprime mon humble âme de sapin qui vacille : tout cela finira mal ! »

Sur le crassat
Sur le crassat

Le retour à l'action chasse ces vagues angoisses, la marée monte et le ressac déséchoue la lourde coque dont je refuse d'entendre les murmures inquiets. A cette heure de la journée, déjà très avancée, il faut penser à rechercher un abri pour la nuit. Je n'ai pas beaucoup de solutions valables à ma portée : il faut revenir sur mes pas d'un mille ou deux et me réfugier dans le chenal de By.

Il est seize heures. A petits coups de pagaie, porté par la marée montante qui envahit l'estuaire, je perds en trois quarts d'heure un bon bout de route si chèrement gagnée et me retrouve à l'embouchure de l'estey. Il est à sec. Heureusement, le tirant d'eau dérisoire du gabarot me permet d'oser des choses inconnues aux bourgeois de la navigation de plaisance, ceux qui naviguent avec de profonds lests suspendus.

J'engage donc le bateau dans un mélange de vase et d'eau, au fond de ce sillon qui serpente sur l'estran et qui mène au fond de l'estey. Ce n'est pas vraiment de la navigation mais plutôt une sorte de reptation, le bordage de la coque frottant presque continuellement sur le fond. Obstinément, sans attendre qu'il y ait assez d'eau dans le chenal, je force la lourde coque à remonter la pente jusqu'au pied d'une petite estacade. Le bateau une fois bien amarré et en ordre, je bondis à terre et pars à la découverte des environs.

Je trouve quelques petits canots dissimulés au fond de cunettes entourées de roseaux, un grand quai maçonné où s'amarraient autrefois les gabares, quelques maisons, une route et, partout ailleurs, un univers de haies vives, de prairies et de prés salés. L'après-midi s'écoule ainsi, dans la lumière dorée de l'automne, entrecoupé de gros grains dont les masses nuageuses survolent le Médoc. Des empilements de nuages gris, ou bien presque violet défilent rapidement,  parfois surmontés de panaches blancs. La marée pendant ce temps monte, monte, noie l'estacade où je suis amarré, continue encore de monter ! Et moi, resté à terre, que me reste-t-il à faire ? Attendre, hélas, qu'elle redescende.

Il est neuf heures du soir et mon appontement émerge à peine. Je m'aventure avec précaution sur ses planches glissantes et rejoins mon bord. Il est temps, car cette fois-ci la pluie menace vraiment. Je cabane le gabarot et passe ensuite, une fois recroquevillé sous la toile, une soirée et une nuit très affreuses. Des rafales de vent alourdies de pluie secouent allègrement ce fragile édifice que j'improvise chaque soir, avec des variantes selon l'humeur et le moment. La toile de coton se gorge très vite d'eau et celle-ci dégouline par les garcettes de ris, qui fonctionnent pour mon malheur comme autant de petites mèches qui m'aspergent discrètement mais continuellement. En voici une située juste au-dessus de ma tête... Les rafales de vent, à la longue, ainsi que le poids de l'eau creusent la toile qui touche en de nombreux endroits mon duvet. Aussitôt celui-ci s'auréole de larges taches d'humidité.

Ha ! La noire misère que celle des nuits pluvieuses sur un gabarot non ponté ! Mais au fil des heures tout s'apaise et j'émerge assez reposé de mon duvet humide, que la chaleur de mon corps a tiédi. Gémir sur l'inconfort de ma situation ne sert à rien, ces misères-là ne méritent tout au plus que d'être endurées avec un éclat de rire !


Mercredi 8 septembre | Vendredi 10 septembre

 

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