Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - septembre 1994

par Jean-Bernard Forie


Lundi 6 septembre 1994

Escale à Cadillac, la voile à sécher
Escale à Cadillac, la voile à sécher

Le soleil perce les brumes du fleuve, qui fume. Je hisse la voile pour la sécher, car elle est alourdie de la rosée de la nuit. Cela permet de régler aussi de nombreux petits détails, tout n'étant pas encore au point. La lumière est encore rasante, le bois fraîchement enduit d'huile de lin brille de tous ses tons de brun sombre. Comme la surface du fleuve, la voile aussi fume. Des rangées de fumerolles courent le long des laizes, s'enchevêtrent sur la ralingue et sur l'ourlet de chute. Des tourbillons sur la chute matérialisent l'écoulement habituel des filets d'air. C'est fascinant.

Aucune voile en tergal ne pourrait donner cela, cette joie chaude de contempler un spectacle à ce point intemporel, avec cette grosse toile de coton ralinguée de chanvre et verdie au sulfate de cuivre, avec un arrière-plan vaporeux, impressionniste, d'écharpes de brume qui se tordent et s'évaporent sur les eaux calmes et les frondaisons des berges. On pourrait être dans les années 1900, on pourrait être au fin fond de l'Indonésie, chez une peuplade de pêcheurs arriérés, mais non, on est en 1994 sur la rive de la Garonne et c'est cela qui est magnifique.

10h30, voici l'étale de marée haute. Le vent est presque absent mais il faut partir avec le jusant. La navigation descendante se fait ainsi de risée en risée, sous le soleil brûlant. Des voiliers démâtés, de grande taille souvent, descendent le fleuve après être sortis du canal de Midi. Au gré des bords que je tire contre le vent me voici tantôt sur une rive, tantôt sur une autre. Le ciel est très bleu, l'air vif et pur, malgré la proximité de la berge. J'ai la sensation, parfois, d'être plus sur un bras de mer qu'en rivière. De vastes méandres, en effet, ouvrent parfois devant l'étrave des perspectives enivrantes. Pas de doute, nous courons bien vers la mer...

A chaque virement de bord le pied de mât, mal tenu, prend de plus en plus de jeu. Le point d'amure, mal étarqué, entraîne un basculement de la voile vers l'arrière et ainsi le point d'écoute trempe souvent dans l'eau. Il faut arranger tout cela. A hauteur de l'île de La Lande, je me pose sur la berge et réalise les travaux nécessaires. Je découvre à cette occasion que les clous qui tiennent les ferrures du gouvernail, trop courts, se larguent et que l'ensemble prend un jeu anormal. Il faut alors mettre d'autres clous et en rabattre les pointes de façon à bien riveter l'ensemble. Une fois tout cet ouvrage achevé, je repousse l'Espérance à l'eau et la croisière reprend.

Me voici à hauteur de l'île d'Arcins, puis sous le pont. Voilà la brise qui se renforce et devient contraire. Nous sommes proches de la renverse, c'est évident, et je ne pourrai, cette fois-ci, dépasser Bordeaux. Je vire de bord et, grand largue, cours vers le bras mort d'Arcins.

Aidé du courant, après avoir amené la toile, je m'approche de l'île et mouille à proximité du ponton de l'INRA, propriétaire des lieux. C'est l'heure de déjeuner (et de dîner aussi parce que l'après-midi est très avancé) Ensuite, en quelques coups de pagaies, j'aborde le ponton après le départ des ouvriers de l'île. Visite à terre, dans les vergers. Au moment  de rembarquer voici que les ouvriers reviennent, et me disent que je ne peux rester, ne serait-ce qu'à cause du mascaret. La marée monte toujours, mais il ne reste que moins de deux heures de courant. Je repars, à la recherche d'un estey quelconque où je pourrai attendre la renverse. Je le trouve assez facilement, c'est l'estey du Pimpin, à Latresne, et il est fort tranquille, mis à part un élevage d'oies et de canards, très proche, où l'assemblée de tous ces volatiles cancane à perdre haleine. Le soleil se couche, c'est l'heure tranquille pour les ragondins que mon esquif n'effraye pas et qui nagent aux alentours. Mais voici la renverse qui se fait, à 9 heures du soir, et je commence la traversée du port de Bordeaux, de nuit, à la pagaie seule.

C'est en effet un principe que je me suis donné d'éviter sur ce bateau le plus possible les navigations de nuit à la voile. Une mauvaise rafale peut vous faire chavirer, avec un franc-bord aussi faible et dans l'obscurité tout est beaucoup plus compliqué pour se sortir d'une situation embarrassante. En cas de catastrophe, il n'y a, bien sûr, aucun spectateur pour vous porter secours.

Le courant m'emporte à grands pas et je passe sous les ponts. Quand je suis sous le pont de chemin de fer, deux longs trains s'y croisent, dans le vacarme effroyable que l'on devine. Me voici enfin à portée du Pont de Pierre, qui baigne dans une lueur orangée. Le courant se déchire sur les piliers qui mugissent comme autant d'étraves lancées à pleine vitesse. Plongé un bref moment dans l'obscurité, sous le tablier du pont, je réapparais au milieu des tourbillons, dans la lueur orangée des réverbères.

Le reste de la traversée du port se fait sans encombre. Je croise la vedette de promenade « Aliénor » dont les très puissants projecteurs m'éclairent un moment. J'imagine l'exclamation du capitaine en voyant passer sur le bord du chenal cette silhouette hors d'âge : un petit gabarot gréé d'une voile au tiers, copeau dérisoire issu des limbes du passé.


3 - 5 septembre | Mardi 7 septembre

 

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