Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - avril 1992

par Jean-Bernard Forie
Illustrations de Michel Vignau


Jeudi 23 avril 1992

VitrezayVitrezay

Le flot vient avec le jour et, avec le soleil, j'appareille. La brise est faible mais contraire, et il faut pagayer, alors que l'avant du bateau cogne dans le clapot. Les heures passent, et c'est une école de patience. Au loin se profile la cale sur pilotis de la Belle-Étoile, le petit port de Saint-Androny. Voilà que le courant s'inverse et il me reste un mille à faire contre lui.

Vers midi, j'accoste à l'enracinement de la cale et me dégourdis les jambes à terre. Cela fait sept ans que je ne suis pas venu ici, et beaucoup de choses ont changé. Dans un grand hangar proche, un agriculteur du voisinage construisait un voilier de 12 mètres en acier. Dans un petit estey contigu au hangar, des vagabonds du large avaient échoué leur voilier et s'employaient dans les environs à gagner quelque argent. Dans une cabane de chantier était installé un point d'eau avec un lavoir et un évier, et une petite communauté maritime prospérait là.

Aujourd'hui le hangar est vide, le chenal déserté est livré à l'envahissement de la vase et des roseaux, et une carcasse de bateau achève d'y pourrir. Le point d'eau a disparu, et le vent agite les herbes folles au milieu des déchets de ferrailles rouillés qui  parsèment l'endroit. Le site est déserté, mais point abandonné, car il demeure un but de promenade pour les agriculteurs qui habitent à proximité.

Les six heures d'attente, avant le retour du flot, me permettent de nouer d'intéressantes conversations avec eux. Me voici au cœur de l'élément le plus attachant de cet estuaire : son aspect agro-maritime. Pour aller cultiver les îles, les gens de l'endroit ont construit d'étonnantes barges, composées de citernes soudées entre elles et propulsées par de gros diesels à transmission hydraulique, boulonnés à même le pont et dépourvus de capotage, qui rugissent à l'air libre. Ces engins font la navette entre les îles, en transportant des tracteurs énormes. Voilà que survient un semi- remorque chargé d'engrais, et le transbordement commence. Il y a aussi les retraités, très instruits, qui sont ravis de trouver un interlocuteur. Ici, c'est le bout du monde, mais c'est aussi le bord de l'eau, et l'eau fascine et fascinera éternellement. Le grand-père conduisant son petit-fils, jeunes et vieux, tous communient dans la même méditation sereine face à l'estuaire.

Voici que le flot se fait. Il n'y a pas un souffle, l'eau est comme une dalle d'étain et l'horizon est perdu sous un voile de brume. Me voilà à bord, je largue l'amarre, empoigne la pagaie, et le voyage reprend.

PlassacPlassac

Le soir tombe, et j'atteins Blaye. Il faut se rapprocher de la rive, car l'estey de Plassac, mon objectif de ce soir, est proche mais pas signalé. Voilà un cargo qui approche. Je m'alarme : il vient à ma rencontre…Mais le Maria m'élonge à contre- bord, à vitesse réduite, et presque sans sillage. Pourquoi craindre ?

Je guette le clocher de Plassac…Je le vois ! Ensuite, un mât de voilier se démasque : l'estey est là, tout proche. Je discerne enfin un enrochement, puis une berge de vase. Voici le havre désiré où je pousse le gabarot. En fait, il n'y a presque pas d'eau dans ce chenal au moment où j'y entre, et la coque en gratte le fond. Je m'amarre à un petit bout d'estacade encore accessible par l'eau. Ensuite, après avoir fourré dans les vastes poches du treillis dont je suis vêtu deux patates crues, un demi oignon et un bout de pain, je m'en vais dans les rues de ce petit village, le cœur léger en grignotant mon affreux repas.

Je goûte la paix du soir, le coucher de soleil dans la brume et la sérénité des rues désertes, où ne passent que des chats furtifs. Derrière les volets encore entr'ouverts des maisons, on entend le glougloutement de la télévision, le tintement des couverts, et des bribes de conversations. L'animal humain, revenu à son étable après la journée de labeur, broute dans la mangeoire familiale, si rassurante : soupe chaude, banalités conjugales et télévision. Moi, je passe au-dehors, en dehors de tout cela, et mon errance m'est une tristesse et une joie. Tristesse de ne passer que comme une ombre à travers les rues de ce village qui, tel un gros matou, se love sur lui-même pour s'endormir, et joie dans cette liberté, cette sorte de force qu'éprouve celui qui traverse un lieu où il est sans attache.

Je reviens à bord et déplace l'Espérance. Je le mets à couple d'une petite vedette et me couche. En se retirant au cours de la nuit, l'eau me laisse incliné sur la pente de la berge, dans une situation inconfortable. Il faut se relever et mollir un peu les aussières de manière à faire glisser la coque sur une partie de la berge un peu plus plate. Je me rendors ensuite paisiblement, tranquillement installé sous ma voile en plastique. De temps en temps je donne un petit « coup de périscope », mais la nuit se passe bien.


Mercredi 22 avril | Vendredi 24 avril


Estuaire intime En canot sur l'estuaire
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