Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - avril 1992

par Jean-Bernard Forie
Illustrations de Michel Vignau


Samedi 11 avril 1992, 18h

Marc et moi, le gabarot et tout son armement, montés sur son camion heureusement équipé d'une petite grue, déboulons sur le fragment de quai en pente, près du pont de pierre à Bordeaux où j'espère pouvoir prendre le départ. Avec un angle de « gîte » inquiétant, le camion descend de biais, en tressautant. En un tournemain, voici le bateau à terre.

Est-ce le grand départ ? Non, impossible : la pente fangeuse, tout près de l'eau, est excessive et jamais le bateau ne pourra soulager au moment de la mise à l'eau. Il va aller, presque à la verticale, au fond de l'eau ! Moments d'indécision, pas de doute, il faut tout rembarquer pour faire une autre tentative ailleurs, mais le bateau est trop bas au bout du plan incliné pour pouvoir le gruter avec tout son matériel. A coup d'élingues, par secousses successives nous lui faisons gravir la pente. L'heure tourne.

Nous courons au quai des scouts marins, pour tenter une seconde mise à l'eau. La situation ne semble guère meilleure mais il est évident que mon ami, qui me prête aimablement son camion, souhaite rentrer chez lui au plus vite. Le bateau est déposé sur la berge, Marc s'en va, je me retrouve seul.

Que faire ? Perdre six heures à attendre le flot ? Je préfère tout tenter pour mettre le bateau à l'eau.

Le départ Le départ

Au milieu des bois flottés et des mottes de vase, avec de grands efforts, je pousse ce grand corps goudronné vers l'eau vivifiante. Une dernière poussée, la sole touche les franges de la rivière Garonne, l'étrave pivote selon le fil du courant, le tableau arrière quitte son lit de vase. Ultime arrachement, premier ébrouement, je flotte ! Vite, le flot m'emporte.

Je longe la péniche des marins pompiers : un hublot est ouvert, un visage d'homme s'y encadre. Sourires et saluts brièvement échangés. A coup de pagaie je m'éloigne. Je m'éloigne des épaves à fleur d'eau murmurante, je m'éloigne de la façade des quais, perdue déjà dans une brume dorée alors que le soleil se couche dans un ciel pur. Bassens, ensuite, avec ses vaisseaux ronronnants, ses quais... La nuit tombe, une lune glaciale inonde le paysage de sa pâleur laiteuse. Le jusant expirant m'emporte encore. Il  faudra songer à l'escale de la nuit. Par les coutures du tableau arrière, de l'eau suinte, et sous les planchers, l'eau clapote...

Me voici à Port Lagrange, qui se résume dans cette obscurité à quelques piquets entre lesquels oscillent des yoles de pêche. Sur la rive, un réverbère solitaire éclaire les façades d'une petite rangée de maisons silencieuses. La renverse s'est faite et il est temps de faire escale. Je glisse l'étrave de l'Espérance entre des piquets, à une place restée libre. Après avoir donné quelques coups d'écope, je grignote quelque chose puis déroule mon duvet pour essayer de me reposer.

La réalité est très différente ! Avec le flot, les grands navires remontent vers Bordeaux. En voici un, justement.

Port-Lagrange Port-Lagrange

J'entends le halètement de sa machine longtemps avant de le voir paraître au sortir du méandre. Un projecteur illumine son gaillard d'avant, où est groupée une équipe attentive aux ordres qui tombent du haut-parleur de la passerelle. La cascade de la vague d'étrave, je n'entends que cela ! Je guette le triple remous du sillage, qui déjà court en grondant sur la berge ! Sur cette berge découverte où les barques somnolent dans à peine un pied d'eau encore immobile, je sais que les ondulations du sillage, si indolentes au milieu du fleuve, vont ici déferler. Avec mon gabarot, conçu pour l'eau calme de la haute Dordogne, comment faire face à ce pilonnage d'eau alourdie de vase ? Me voici aspiré, soulevé, précipité violemment contre les pieux auxquels je suis amarré. Les embruns claquent à bord, mouillent le duvet. Puis voici le reflux qui submerge l'étrave. Progressivement les chocs s'amortissent. Finalement, pensé-je, je m'en tire à bon compte.

Peu de temps plus tard, voici un puissant remorqueur qui accourt et je sais que son sillage est bien plus important que celui d'un lent cargo. Les ruades sauvages entre mes piquets d'amarrage reprennent. L'étrave est précipitée contre l'échelle en fer qui nous relie à la rive. Horreur, elle s'y coince en dessous du niveau normal des eaux et voilà la partie avant submergée. Je bondis de nouveau hors du duvet, en slip et chaussettes, dans l'air humide et glacé de la nuit, pour dégager l'étrave. Une crête déferlante parcourt pendant ce temps la presque totalité de l'embarcation. Tout baigne à bord et, de nouveau, il faut écoper.

Deux autres remorqueurs passent aussi peu après, mais ils semblent aller moins vite et surtout ils défilent plus loin de la berge. Je me glisse en frissonnant dans ce sac de couchage humide dont il va bien falloir que je m'accommode. Je m'y pelotonne, comme une sorte d'horrible insecte dans son cocon visqueux, que je réchauffe un peu avec la tiédeur de mon corps et, curieusement, je m'endors assez vite.

 

Présentations | Dimanche 12 avril



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