par Jean-Bernard Forie
Cliché Jean-Bernard Forie.
Naviguer sans contrainte
J’apprécie immensément ce type de navigation sans contrainte. Un après-midi de libre ? Un rayon de soleil ? Le bateau qui attend sur sa remorque est vite attelé à la voiture, mis à l’eau et gréé. Il procure ainsi, en toutes saisons, quelques heures de bonheur et de liberté.
L’hiver par exemple, quand ne règnent sur l’eau que froidure, grisaille et immobilité, quel plaisir d’empoigner une paire d’avirons ! Très vite on se réchauffe, très vite l’esprit s’apaise dans le doux balancement des coups d’avirons.
On comprend vite que le nombre d’heures d’utilisation annuelle d’un canot puisse dépasser celui d’un habitable quelconque abandonné dans une marina onze mois et demi sur douze.
Partir avec RIEN
Habitués de la croisière en voilier habitable, oubliez tout ! Ce genre de navigation, s’il demande bien évidemment un minimum de sens marin, est fondé malgré tout sur d’autres valeurs et d’autres repères.
En premier lieu, partir en randonnée en canot ouvert (qui peut s’appeler aussi « camping nautique »), c’est faire l’apprentissage d’un volontaire dénuement. À l’inverse du croiseur suréquipé, le vrai confort, dans ce cas-là, c’est de ne partir qu’avec l’essentiel. Par masochisme ? Non, par sécurité : il faut absolument éviter que le canot soit encombré d’un fourbi surabondant qui complique les manœuvres dans le petit espace vital disponible.
Ensuite, oublier la « tentation du moteur » qui hurle, pue, pollue, coûte cher et remplace trop souvent le sens marin. Préférer la voile, mais pas seulement. Lui substituer à l’occasion les avirons (les vrais, pas les bâtons de sucette que l’on trouve dans les supermarchés des stations balnéaires…) mais aussi la godille, la pagaie et le halage. Je garderai pour la fin la propulsion à la perche, cet art d’avancer sans bruit en s’appuyant sur le fond, avec un rendement énergétique remarquable, on l’oublie trop souvent, qui permet d’aller loin sans se fatiguer.
Aller partout
C'est-à-dire aller là où personne ne va. Et personne n’y va, justement, parce que ces havres-là, lieux d’escales potentiellement mémorables, sont minuscules, précaires, et dénués de la moindre infrastructure. Là-bas vous trouverez le calme absolu et y ferez des rencontres extraordinaires.
En clair, la moindre grève, le moindre estran plus ou moins abrité et accessible, ne serait-ce que quelques petites heures, peuvent permettre une escale passionnante. Le nombre d’étapes possibles en est démultiplié… En fait, il est quasiment infini.
Et surtout en Gironde
L’estuaire de la Gironde se prête admirablement à ce genre d’expérience : vastes espaces, paysages variés, ports minuscules qui se cachent entre les roseaux… Tout naturellement, vous oserez vous aventurer aussi sur la Garonne et la Dordogne, ainsi que sur leurs affluents, et votre émerveillement n’en sera que plus complet.
Sans jamais oublier que…
Les qualités nautiques de ces frêles embarcations sont nécessairement limitées, on sera sur l’eau toujours plus lent que les autres, et le mauvais temps arrivera plus vite !
Dénuement volontaire, sérénité de l’esprit et vigilance aiguë dans le même instant, communion avec la nature et ses éléments : voici les clefs de ce genre de navigation.
La nuit des temps
Le gabarot de Dordogne est une petite embarcation à fond plat et primitivement à cul pointu (élargi ensuite pour l’usage du moteur). Cette coque étroite est réalisée avec de larges planches de sapin clouées sur une charpente dense d’épaisses membrures en chêne, ce qui ne peut donner qu’un ensemble lourd. C’est fondamentalement un bateau d’eaux calmes qui ne peut affronter sans inconvénient un clapot un peu sérieux. Son étroitesse aussi ne permet guère l’utilisation d’avirons et il faut avancer avec l’aide du « palaou », la pagaie en occitan.
Si la coque est très stable, l’avant relevé bute dans les vagues au point de lui faire perdre toute erre. Le poids et le manque d’étanchéité de la coque sont aussi rédhibitoires, même si j’ai su m’en accommoder.
Dans les marais, étangs et rivières du monde entier, on trouve d’innombrables esquifs aux caractéristiques très semblables, outils simples et rustiques au service d’humbles gens. Pourquoi l’avoir choisi au départ ? Parce que mes origines périgourdines m’y poussaient d’abord, pour faire un peu d’archéologie expérimentale ensuite, et enfin à cause de son prix exceptionnellement bas.
La machine à remonter le temps
Sur une coque de gabarot de 4,60 mètres que j’ai fait construire en 1991, j’ai ajouté un gréement avec une petite voile au tiers de récupération. Elle était en coton et teintée au sulfate de cuivre pour la préserver de la pourriture. Le mât lui-même, en frêne, provenait d’une défunte boite de nuit des quais de Bordeaux (le Chat Bleu, si je me souviens bien), dont il soutenait le rideau de scène. Un petit gouvernail à l’arrière et une dérive sabre coulissant dans un puits de dérive décentré complétaient l’accastillage. Le confort des emménagements se limitait à quelques voliges jetées sur les varangues en guise de caillebotis pour éviter de se mouiller dans le peu d’eau qui clapotait en permanence dans les fonds. Un coffre en bois (une vieille caisse, emballage jetable, trouvée dans un dépotoir), rénové et décoré par mes soins accueillait le réchaud, les vivres et le petit matériel.
Et l’ancre ? Ah oui, l’ancre… La gueuse de fonte des origines a été vite remplacée par un grappin rouillé trouvé dans une épave sans âge et généreusement barbouillé de Rustol.
Malgré sa rusticité et son adaptabilité, ce genre d’embarcation avait quand même ses limites et, avec des possibilités financières plus conséquentes, je me pris à rêver d’un « véritable » canot voile aviron.
Je me suis donc lancé (sur mes propres plans, ô prétention !) dans la conception d’un canot ouvert de même longueur que le gabarot pour réutiliser sa remorque routière, léger, stable avec de bonnes performances à la voile comme à l’aviron. Le cahier des charges comportait aussi l’exigence d’une construction très rapide, facile et bon marché. Le mouton à cinq pattes, en somme…
Concevoir et construire
Je dessinais donc, après d’innombrables esquisses jetées sur le papier, un canot à fond plat et flancs parfaitement verticaux, gage de stabilité maximale. Rectiligne au niveau de l’étrave elle aussi verticale, la sole (c’est le terme approprié pour désigner le fond plat) se relève doucement vers l’arrière jusqu’à un tableau incliné et assez étroit, dans un souci d’élégance.
Le puits de la dérive sabre, comme sur le gabarot, est décentré en abord pour dégager l’intérieur et alléger la structure, car les efforts subis par le puits se diffusent dans le bordé auquel il est chevillé.
Un petit pontage arrière et trois bancs, ainsi qu’un renfort à l’étrave, complètent la structure du canot.
Le gouvernail large et peu profond est d’une seule pièce, à la différence du gouvernail articulé des dériveurs.
La sécurité, enfin, est assurée par 200 litres de flottabilité amovibles installés sous le pontage et les bancs, de manière à faire face à toute fortune de mer… ou de rivière.
La construction de cette œuvre à base de contreplaqué, de résine époxy et d’un peu de bois massif, s’est déroulée de janvier à juin 1996. Ma femme et moi y avons consacré pendant cette période quasiment tous nos week-ends et jours fériés, ainsi qu’une dizaine de jours de congé.
Mode d’emploi simplifié.
J’ai pris beaucoup de plaisir à concevoir le gréement, avec deux mâts assez courts, deux voiles trapézoïdales et trois emplantures, ce qui autorise trois principales combinaisons de voilure :
1- Toutes voiles dehors, le grand mât tout à l’avant et l’artimon établi sur le banc arrière.
( Cliché Catherine Lippinois 2002 ).
2- Avec un seul mât, le grand mât en travers d’un petit banc en arrière de l’étrave, ce qui diminue la surface de voile d’un bon tiers.
( Cliché Catherine Lippinois 2002 ).
Enfin, dernière configuration, heureusement très rarement employée : si le mauvais temps s’installe, il suffit, après avoir abattu le grand mât et l’avoir couché sur les bancs, d’installer à sa place le petit mât et sa voile d’artimon de 4m² pour revenir sain et sauf à bon port.
Ainsi navigue Plénitude, avec à son bord son fêlé de pitaine du temps de son vivant.
Mais toute médaille a son revers : le fond plat n’est pas l’idéal pour avancer vite à l’aviron, un fond en V serait plus efficace. Le gréement, avec ses mâts, voiles et espars, complétés à l’occasion d’un immense bout-dehors et d’un foc, est encombrant et pas aussi efficace qu’une immense voile unique. Qu’importe, l’ensemble s’est révélé quand même assez solide, abouti et marin pour réaliser ces mémorables navigations dont je vous raconte ici une partie.