Crépuscule sur Cordouan
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Talmont-sur-Gironde

Une démarche de création artistique au fil des mois
 

8 mai, presqu'île de Talmont —Temps clair, petit noroît. Tôt le matin lumière rasante sur les vasières, l'horizon d'un trait de plume. Vols tremblés de gravelots sur les bancs, pluie de pétales. Chant du chardonneret dans le sycomore, pointu. Hier soir aperçu un milan royal dans l'herbage. Silhouette svelte, vol piquant, sans mesure avec l'envol lourd des échassiers. L'envergure dépasse un mètre cinquante, les ailes sont étroites, blanches, l'extrémité des rémiges primaires noires, comme celles de la cigogne. Chasse dans l'herbage, manteau roux ponctué de brun. C'est l'époque où les couples se cantonnent et installent leur aire à la fourche d'un grand arbre. Aujourd'hui tannage des derniers draps encore vierges sur la cale. Une cinquantaine de draps au total auront été tannés et gréés. Hier les trente-sept draps calligraphiés ont été photographiés un par un à titre d'images d'archive de l'état de la garde-robe au 8 mai. L'ensemble numérisé est gravé sur un CD-Rom qui sera distribué aux participants pour établir un bilan à réception provisoire des travaux. Les draps tannés mais non encore calligraphiés permettront d'éventuelles reprises de texte. Dix heures à peine, le ciel de haute pression se décolore, éblouit, fait l'été. Le fleuve prend sa voix rouge. Le grand corps du fleuve, le corps plus formé des lignées. Corps immatériels, insaisissables à vrai dire, car là devant, il n'y a pas de fleuve, il n'y a que de l'eau. Concept de ritournelle qu'empruntent à Lacan Deleuze et Guattari, et qu'ils lient au marquage du territoire. On appelle ritournelle tout ensemble de matières d'expression qui trace un territoire, qui se développe en motifs territoriaux [...] (Mille Plateaux page 397). La série des draps marque un territoire, parole imaginaire des femmes du fleuve, leur ritournelle, un art d'être au monde, de faire estuaire, une manière d'habiter le monde donnée à entendre aux gens de la terre ferme. Le territoire n'est pas premier par rapport à la marque qualitative, (la ritournelle), c'est la marque qui fait le territoire. (MP 388) De là à dire qu'il n'y a que des marques... Vivre c'est marquer. Le grognement (le seillement) du maigre non seulement marque un territoire dans le fleuve, mais il sert aussi de marqueur : son symbole découpe dans la société humaine le groupe de ceux qui captent son émission, les initiés qui entendent le fleuve seiller, ceux qui peuvent l'insérer dans leur perception de l'espace estuarien, l'intégrer dans leur patrimoine identitaire. Qui mange le maigre sauvage se fait peu ou prou ayant droit, renforce son identité, augmente son pouvoir. Le pêcheur de poisson sauvage distribue une vitalité issue de nature, le bien le plus prisé peut-être. À condition toutefois de ne pas dénaturer cette relation au fleuve ? Quelle est-elle cette relation ? Peut-être faut-il écouter les femmes du fleuve, leur parole de drap !9 mai, Talmont —Ce jour parcours effectué dans la citée sous l'égide du Syndicat Mixte, déploiement des draps sur la muraille. La texture et les tons du lin ou du coton tanné à la vase font chanter le calcaire, les textes timbrent le lieu. Ils déroulent un récit ancré plus profond que la stricte mémoire ou la nue vérité : dans les fonds où se noue la langue, en amont de toute anthropologie. Parole visant non pas à reconstituer, mais à constituer. Qu'est-ce qui entre en jeu dans cette reviviscence estuarienne ? Que signifie cette mise sous tension d'immémoriaux ? L'action déterminera ce qui se réveille et ce qui ne se réveille pas, elle révèlera les nécroses, montrera les surgeons. Cette mise en draps donnée à lire appelle une conscience renouvelée, née du sursaut du lecteur, et qui le convie à s'appliquer à lui-même les paroles des draps, à reconnaître dans cette histoire la préfiguration d'un destin collectif plus large, à transposer à sa propre maison l'histoire là contée.

Ce jour également sont arrêtés les lieux où seront déployés les draps : sur le port, dans les roseaux, dans les ruelles, près le cimetière, sous la muraille face au large, lieux de grand air, de bris des flots. Pour n'être pas affolés par le vent, les draps devront être munis d'un gousset bas recevant latte ou tirant. Six draps seront refaits : trois dont la calligraphie trop riche gêne la lecture et trois dont le tissu laissé blanc a été jugé trop différent de l'ensemble tanné à la vase. Une journée début juin sera consacrée à une installation en grandeur réelle pour caler menu le dispositif.

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde