Mario Giordano
Maintenant, ils sont morts tous les deux. Et quand je pense à eux, tout me revient. Chaque jour de cet été d'il y a treize ans où j'ai appris à nager et où je suis devenu adulte d'un seul coup. J'avais quatorze ans quand on a trouvé Nemo, quatorze ans quand je me suis retrouvé adulte.
Défaillance rénale, m'a dit lit vétérinaire.
Ces derniers jours, Nemo ne tenait déjà plus sur ses pattes
et il sentait mauvais, comme s'il était en train de pourrir de l'intérieur.
Le docteur Teerling lui a fait une piqûre. C'est tout ce qu'on pouvait
faire pour lui, qui avait fait tant de choses pour moi. Plus qu'aucun être
humain, à part Alex s'entend. Quatorze ans, c'est beaucoup pour
un bull-terrier, a dit la vétérinaire. J'ai passé treize
années extraordinaires avec Nemo. Je ne suis pas malheureux, je
suis triste, tout simplement. Nemo est mort avant-hier, je l'ai enterré hier,
et ce matin, les souvenirs ont surgi en force. Je me demande où ils étaient
enfouis pendant toutes ces années, mais il fallait peut-être
que Nemo soit mort pour qu'il puissent refaire surface.
J'ai écrit à Rahma pour lui annoncer la mort de Nemo. Poste restante, à la dernière adresse que j'ai d'elle. Au fond de moi, je suis persuadé qu'elle le sait déjà. Rahma a toujours pressenti les choses qui allaient arriver aux uns et aux antres, à Nemo, à Alex, à Kai et à moi. Elle m'appelait Thias. Dans sa bouche, ça sonnait un peu comme le nom d'un saint malheureux.
J'ai essayé de dormir pour chasser les souvenirs. En vain, car dans mes rêves, ils se dessinaient encore plus distinctement. Alors, en attendant le retour de Rahma parce qu'elle reviendra, j'en suis sûr , je vais retracer par écrit ce qui s'est passé cet été-là qui fut le plus beau de ma vie.
L'été de mes quatorze ans débuta par un printemps discret. Il pleuvait beaucoup, après un hiver d'une rigueur inouïe. Pendant près de deux mois, l'Alster* était restée gelée ! L'Elbe** charriait d'énormes glaçons qui s'entassaient dans les bassins du port et résistaient aux brise-glace. Tout était figé dans le froid; les flocons de neige ne fondaient même plus sur les vêtements, et Heike, la blonde d'à côté, qui était postée tous les soirs à l'angle de la Reeperbahn, dans sa tenue de ski moulante couleur rose bonbon, finit par attraper une pneumonie. Je rêvais de l'odeur de pissenlit et de crème solaire qui flottait au-dessus des pelouses du parc municipal aux beaux jours d'été.
Il pleuvait aussi, ce jour de mai où j'ai vu Alex pour la première fois. Je le connaissais d'avant, de la cour du lycée, mais je ne l'avais jamais vu vraiment avant ce jour-là. Pour ça, il fallait le voir en mouvement, il fallait le voir courir.
Il pleuvait à verse. Ce n'étaient pas de délicats filets de pluie fine et guindée comme on peut en voir tomber à Düsseldorf mais des seaux d'eau, selon la bonne vieille tradition hambourgeoise. Un parfait temps de chien d'Allemagne du Nord, à vous couper le souffle, à faire clapoter l'eau dans les poumons. Détestable, et mauvais pour les affaires de mon père qui avait un bateau-mouche, le Sirius, avec lequel il promenait les touristes dans le port. Le Sirius, c'était toute notre fortune. Les bateaux-mouches partaient du débarcadère de Sankt Pauli, le quartier près du port où je vivais avec mes parents. Ils commençaient leur parcours par une promenade dans les canaux reliant l'Alster à l'Elbe le long desquels se dressaient de vieux entrepôts en brique rouge, hauts de plusieurs étages, qui embaumaient les épices venues du inonde entier. Ensuite, ils traversaient l'EIbe au ronron de leur diesel pour faire le tour des bassins du port, passant au plus près des cargos dont la taille impressionnait toujours les touristes. Par beau temps, les visiteurs arrivaient par cars entiers, par mauvais temps aussi, mais seuls les cafés faisaient des affaires.
Ce jour de mai, je me trouvais sur le quai des bateaux-mouches en essayant d'attirer les clients, des groupes de préférence, que ce fût une amicale de joueurs de quilles en excursion ou un club du troisième âge.
Grand tour du port, entrepôts compris ! Toutes les merveilles du monde pour trois fois rien et sans supplément pluie. Le capitaine a fait ses armes sous Klaus Störtebeker*** en personne. Par ici, mesdames et messieurs, et sortez vos sous avant qu'on ne vous les prenne de force! Grand tour du port...
L'après midi, n'ayant rien de mieux à faire, je rejoignais souvent mon père sur le Sirius. J'agrémentais la visite du port en jouant sur mon accordéon des chansons de marins connues de tout le monde. Les touristes adoraient et moi, je me faisais un peu d'argent de poche. Aujourd'hui encore, quand je n'arrive pas à dormir, je vais chercher la vieille caisse complètement désaccordée et je la travaille au corps, en lui infligeant mon répertoire de A à Z jusqu'à ce qu'enfin on s'écroule, essoufflés tous les deux. Tout y passe, La Paloma, Les Gars de la marine, Le Petit Navire, etc.
Cet après-midi-là, le Sirius se trouvait en deuxième position, juste derrière le bateau du vieux Finke qui était sur le point de larguer les amarres. C'est à ce moment-là que j'ai entendu crier. Je me suis retourné et j'ai vu Alex débouler de la station de métro Baumwall qui se trouve à une centaine de mètres et descendre la rue en courant. En dépit des trombes d'eau, je l'ai reconnu tout de suite à la souplesse de ses mouvements, à son teint pâle et ses cheveux châtains.
Personne ne courait comme Alex, avec autant d'aisance. II était poursuivi par un autre garçon que je distinguais mal. Arrivé à la hauteur de l'ancien débarcadère des paquebots transatlantiques, Alex a subitement obliqué pour se lancer dans l'escalier qui descendait vers le quai. Les semelles de ses tennis claquaient sur les marches en béton qu'il descendait trois par trois. Il portait toujours des tennis, jamais des rangers en cuir épais comme celles de son poursuivant. Il portait toujours des vêtements confortables qui lui allaient comme un gant, jamais de fringues informes, trois tailles trop grandes, comme le pantalon trempé qui tirebouchonnait autour des mollets de l'autre garçon. Alex était petit et mince, mais pas frêle. Des os légers, pas de graisse, rien que des muscles et des tendons. Tout chez lui semblait se combiner en vue d'un mouvement parfait, comme chez un guépard.
Sur le quai, en bas de l'escalier, son poursuivant avait pourtant réussi à le
rattraper. Il était un peu plus grand qu'Alex et surtout plus costaud.
Il a commencé à le frapper, mais tout à coup, il a
dérapé et est tombé. Alex en a profité pour
se dégager et se remettre à courir le long du quai en direction
du débarcadère des bateaux-mouches, comme s'il courait vers
moi. Je ne voyais, je n'entendais plus rien d'autre, comme si tout ce qui
se passait autour de moi avait été soudain englouti par la
pluie, sauf Alex et son poursuivant. À en juger à la fureur
avec laquelle il se relançait aux trousses d'Alex, l'affaire était
sérieuse. Quand je l'ai reconnu, je n'ai plus rien compris, car
ce garçon aux cheveux taillés en brosse, avec son blouson
de base-ball rouge et son pantalon ridicule, c'était Kai, le frère
d'Alex !
Et tout à coup, j'ai entendu Alex rire ! Son rire le précédait
comme une saute de vent précède la bourrasque. Il riait comme
si cette poursuite sous la pluie n'était qu'une énorme rigolade.
Il slalomait entre les passants embusqués sous leurs parapluies,
contournait en souplesse le pied des escaliers qui débouchaient
sur le quai. Il avait pris de l'avance et s'arrêta pour regarder
autour de lui.
J'ai vu la stupeur dans ses yeux quand il s'est rendu compte qu'il était
tombé dans un piège, car, un peu plus loin, après
la rangée de boutiques de sandwiches et de magasins de souvenirs,
le quai s'arrêtait. Alex était à quelques mètres
de moi et je voyais qu'il n'avait pas peur, qu'il était juste stupéfait
de perdre à un jeu où il s'était cru gagnant. C'est
alors qu'il m'a vu devant le Sirius. Je m'en souviens comme si c'était
hier. Je me rappelle son regard: il semblait me dire que nous avions été amis
autrefois et me reprochait de l'avoir oublié. Pourtant, on n'avait
jamais jusque-là échangé le moindre mot. Dans ce regard,
j'ai senti une question. Il fallait faire vite. Je me suis retourné vers
mon père qui était occupé à resserrer une bâche
et j'ai fait signe à Alex de monter à bord. Il s'est glissé sous
un banc, s'est calé contre la coque et n'a plus bougé. Mon
père, qui s'était aperçu de notre manège, s'apprêtait à me
demander des explications, mais quand il a vu Kai, il a pigé. Mon
père a toujours été un type génial. Même
s'il nous arrive de nous disputer violemment, et souvent pour un rien,
je n'ai jamais cessé de penser que c'est quelqu'un d'exceptionnel.
Les grosses chaussures de Kai martelaient le quai. Mon père m'a
fait signe de monter à bord et a démarré le diesel,
comme si on partait avec soixante passagers pour la visite du port. Et
pendant que le Sirius prenait gentiment le large, Kai parcourait le quai,
regardant dans toutes les boutiques et ne comprenant visiblement pas par
où son frère avait pu s'échapper. (…)