Lettres d'estuaires
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Si on jouait à la guerre ?

Photo ayant inspiré Jean-Pierre Alaux

Je n’avais pas dix-huit ans et j’étais déjà un héros. J’avais osé le faire. Presque de sang-froid et sans trembler. Inconscient que j’étais : je voulais dévier le cours de l’Histoire, ne pas abdiquer. Aussi j’ai commis l’acte irréparable. Celui dont mon père serait fier si l’affaire ne tournait pas au vinaigre. Mais j’ai vite pris peur. Alors, j’ai emprunté sa belle Traction et j’ai mis aussitôt cap au sud, vers Blaye, en ne perdant jamais de vue les eaux cuivrées de l’estuaire. L’œil rivé sur le rétroviseur, j’ai roulé jusqu’à ce que la nuit tombe. Puis la voiture hoqueta avant de s’immobiliser au bord d’un chemin herbeux. Panne sèche. Impossible de trouver une goutte d’essence par temps de guerre. Pas la moindre bicoque à l’horizon. Et quand bien même ? De toute façon, il n’y aurait personne pour me croire.

C’était sûr, ils avaient lancé la meute de dobermans vert-de-gris à mes trousses. Sous peu, avant l’aube, ils me retrouveraient. Je serai exécuté sur-le-champ. Au loin, un faisceau jaune balaya la rive. C’était eux, avec leurs motos et side-cars. J’étais foutu. Je n’avais plus qu’à me jeter à l’eau, me laisser porter par le courant. C’était la marée montante : peut-être sans trop d’effort pourrais-je gagner l’île d’en face ? Était-ce Patiras ? Margaux ? Sans-Pain ? Bouchaud ? Peu importait ! J’abandonnais à un buisson ma chemise et mes godillots. Je me fondais dans l’eau saumâtre en direction de la langue de terre qu’une lune de cendre découpait. Je crus entendre des engins qui pétaradaient dans mon dos… Puis l’eau se fit plus fangeuse, quelques branchages, de la vase et enfin la rive. L’île me parut grande. Je crus deviner des ruines, comme un vieux fort oublié. Je n’avais plus le courage de marcher. Exténué, je m’allongeais à demi nu parmi des herbes grasses et cherchais le sommeil. En vain.

Je le revois dans son bel uniforme. Il est là, face à moi, sur le perron du Golf Hôtel de Pontaillac, avec ses yeux bleu acier et sa mèche blonde qui barre son front ambré. Une musique tzigane emplit le hall du célèbre palace royannais. L’air est léger et l’on fête Dieu sait quoi. Il est beau et n’est guère plus âgé que moi. Il me regarde fixement quand je m’approche de lui. Il n’a pas le temps d’user de sa mitraillette que déjà sa poitrine s’ensanglante. Juste un léger rictus de sa part avant de s’écrouler. C’est à peine si l’on a entendu la déflagration tant les violons du bal sont lancinants. Demain, c’est le 15 août 1940. L’Assomption. Les catholiques fêtent l’arrivée de la Vierge Marie au Paradis sans passer par la mort.
- Venez voir, les gars ! Il y a un gus à moitié à poil qui délire dans les broussailles. Il dit qu’il a tué un Boche hier à Royan, qu’il est trop jeune pour mourir à son tour…

J’ouvris les yeux. Trois adolescents habillés en Indiens prétendaient s’être rendus maîtres du Fort Pâté. Ils brandissaient des arcs et des flèches. Il y avait là une tente et un feu de camp improvisé autour de gros galets. Ils voulaient que je sois leur prisonnier. « Juste pour jouer… » disaient-ils en riant.
Je m’exécutai.

Jean-Pierre Alaux ©

Cette nouvelle inédite, inspirée d'un fait de l’Histoire, fait partie de la série "Une photo, une fiction".

L'auteur
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Biographie : www.jean-pierre-alaux.book.fr

Bibliographie : www.jean-pierre-alaux.book.fr/bibliographie

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