Lettres d'estuaires

Vivante Garonne (extrait)

Ce texte est à découvrir dans l'ouvrage



publié par La Part des Anges Éd.


(...)
Aujourd’hui, nous n’aurons droit qu’à une Garonne bien sage. Le soleil de l’après-midi réchauffe doucement le ciel du port. En cette période de pleine lune, nous devrons nous contenter d’une modeste marée montante qui, dirait-on, s’attarde. Les taches des arbres passent du vert-de-gris au sucre de canne. Le flot, serein, barre les eaux de diagonales orangées, et les repousse élégamment contre les berges. Une sorte de chaleur couleur de rose, de rose fanée, envahit le port. 

Le courant de la rivière sourcille tout de même un peu, contrarié, se brouille par endroits, se froisse. Il s’arrondit çà et là, en bonds, en chocs légers, en boursouflures, et d’un côté en rides serrées comme une jonchée d’aiguilles. Des branches mortes continuent imperturbablement leur chemin vers l’estuaire mais désormais en demi-plongée. La marée les recouvre d’une pellicule vaguement dorée. Elles s’obstinent. Vers l’aval, des plaques, des élongations comme d’argile vont les naufrager, l’une après
l’autre, l’une sur l’autre. Puis une grande ligne en travers, bleue, nette, va faire pencher la rivière. 

Vérification faite, le flot, cet après-midi, n’est pas tout à fait à l’heure. Il donne le temps au courant de respirer calmement. Pas une mouette. Si, une. Pas un pli. Pure fluidité. Dans le fond, cependant, les vases sombres commencent à tourbillonner et s’assemblent en colonies chevelues. On dirait qu’elles remontent le courant. Là-haut, des nuages orageux en charpie donnent l’impression de les suivre. La marée épaissit doucement. La rivière n’en fait encore aucun cas, se tasse seulement. Dernière respiration, très lente. 

Puis, halètement. Au beau milieu des vibrations se trace comme un champ de blé déchaumé. A vrai dire, c’est une barque blanche qui donne le signal : ses reflets sautillants, un peu ridicules, la font tourner au vert. C’est le moment où le flot prend la rivière par-dessous les bras, la soulève, la rejette vers le fond, la sape, la retourne, la fait remonter, la recouvre. Elle, cependant, s’ébouriffe, s’insurge, impérieuse elle aussi. Elle appelle à la rescousse ses puissances ternes d’en bas, et donne vers la droite un coup d’épaule de clarté. Sur toute sa surface, saccades et valse hésitation. Les branches mortes reculent, puis bondissent, par hoquets, et se défilent. 

Ce n’est pas l’après-midi qui s’assombrit, mais tout ce rose du port, qui combat les échancrures galvanisées, une incohérente ferblanterie. Le flot qui s’était fait attendre s’enhardit en effet, redouble de coups de cisailles, plus ternies et puis plus noires, lampée sur lampée, ressacs et éventails. Il vient secouer la berge et la démanteler. Le courant suffoque et la rivière se renverse. 

Foires. Bonds innombrables. Bouquets d’épines, pluie de graines, fouaillée. Lancée d’un seul énorme élan, la marée va s’emporter, s’emporte. Frémissement général : l’eau monte. Elle montera de plus de cinq mètres le long des quais. Ocre bleu, ocre vert, par cercles, par entailles, par jupes défroissées et froissées, par nappes déployées. Le courant et la marée se font fête. 

Une fête de feuilles. La rivière n’est plus qu’une immense branche d’automne, craquant de forces insoupçonnées, sans cesse renouvelées, brûlées et fripées, rameutées et renchevêtrées, élaguées et délabrées, se couvrant et découvrant comme ces vieux toits de tuile que réviseraient à grands fracas de fauve, de roux, les charpentiers de là-haut, les à-coups d’après-midi de beau temps. 

L’équilibre finit par s’établir, entre les flopées de muscles souples et les souffles de luttes foraines. Les fritures deviennent cingalettes et les frisures mises-en-plis ondulées largement. Frémissements et éraflures labiales. Grillons et morsures. Crépitements et belles claques sur les hanches, qui s’ouvrent en splendeur d’estuaire. 

Splendide sur la splendeur, dans le port qui marche avec le flot, arrive alors le maître des eaux, à l’avant du paquebot norvégien, sur la haute passerelle : le pilote. Il a couleur d’eau jaunâtre, lui aussi. Il porte, comme le pirate gascon Colomb-Colère, une belle marque, lui aussi, d’irritations, au milieu du front. Les miroitements de la rivière montent dans les cinq étages de vitrages. Les bourrasques de mouettes qui environnaient le navire et le pilote d’estuaire rétrogradent vers l’océan. Mais on verrait encore flotter autour d’eux les voiles lourdes, d’un blanc fatigué, des anciens joyeux trois-mâts de Bordeaux. Le pilote aux paupières entaillées amène dans le port bien plus que la marée, les vagues accélérées, et le ralentissement nécessaire des écumes, suceuses de rives. Il apporte, imperturbable, l’autorité des lointains marins, et la Garonne, cette fois, recule, sans maugréer. 

 
© Bernard Manciet, La Part des Anges Ed., 2000

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