Lettres d'estuaires
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Avant que le fleuve ne passe entre les îles

Un souffle d'Océan bat la lande et le causse, court les monts, y sème ses nuées. Cimes et glaces, neige, grésil, cris du choucas, bonds du torrent, lichens, lagunes. Il pleut sur l'Aquitaine. Quelle richesse ! A chaque goutte le pays cède une parcelle de son âme. L'averse emporte le glapit du renard et le fumet du lièvre au gîte, lave la suie des bourgs, le soufre des pinèdes, les feuilles de novembre et l'or des mimosas. Elle garde l'empreinte des voix d'enfants aux cours d'école comme bardane au poil du chien, baigne l'humus, lessive le sable des arènes, la cendre du bivouac. L'averse emplit le pas du bœuf et la trace du cerf, ravine le pâtis, noie l'abreuvoir, court d'ornière en chemin creux, s'enfonce dans le labour. Chaque ruisseau charrie ses trésors, écumes des lavoirs, haleine des halliers, remugle de l'étable.

L'ondée qui a roulé sur la toison de l'aurochs et les glaives de l'Age du Bronze voici qu'après un long repli elle s'épanche au forage. La bruine qui a perlé aux cils des vierges noires et lavé les menhirs sourd aux fontaines. La neige qu'a balayée la queue du loup et l'aile de l'aigle distille sous la bruyère et l'ajonc. Tout ce qui palpite et vit, tout émoi, toute pensée, l'inflexion la plus secrète d'une âme, tout passe par la Gironde, descend ce tronc puissant, retourne à l'Océan pour s'élever en sèves neuves.

La Gironde c'est la sève de l'Aquitaine qui redescend vers ses racines, vers les eaux primordiales. Sables, flocons, limons, sont fragments du pays pétris d'instants de vie. Echo des cités, bavardage d'alcôves, tumulte des rues, crânes mêlés, méteil, pollens. La Gironde roule ses eaux pareilles à la mémoire où se déposent les miettes du vécu.

Les îles de l'estuaire sont les songes de l'Aquitaine, des ricochets du souvenir, les oracles du fleuve. Chaque île est un tertre sacré, regains où l'élément, toujours le même, est distribué différemment. Porteuses du germe de toute chose, grosses de l'avenir, les îles nous font rêver, nous exhortent à marcher sur les eaux, à exorciser le temps. Etant une même démarche de la vie, hommes et îles parfois se reconnaissent, se regardent, s'allient.

Alliance des élans. Regard que nous posons sur l'autre et qui lui donne visage. Amour que nous portons au monde et qui le modifie, et nous élève du même coup. Chaque île est un visage du fleuve, elle appelle un regard. Si j'oublie ce visage, icône dont s'orne le monde, je romps l'alliance. L'île n'a pas d'autre voie que de mirer à la plus haute flamme le visage que lui prête le fleuve.

L'estuaire est un bouquet de tous visages de l'Aquitaine, visages qui réintègrent leur forme, leur miroir idéal, l'Océan. Tout y retourne à l'informe pour recouvrer forme nouvelle, tout s'écoule pour mieux renaître. Eternel retour, vaine roue s'il n'est quelque part une conscience pour en cerner le sens et l'élever. L'homme vient rompre ce cycle, y instiller un regard qui en dévie le cours. L'homme est cette faculté que se donne le monde et dont il appelle l'exercice.

Oui le fleuve réclame un geste qui le tire du chaos. L'île est cette supplique. Notre regard sur lui est notre seul pouvoir. Car pour le ralentir, qui le pourrait ? Qui saurait entraver le fleuve et le temps ? L'île est parole au cœur du flot, saisissement de l'être, conscience. Elle caresse sans retenir, lavures des chaumes, pruines d'automne. Elle prélève sans épuiser, férules des oseraies, sursaut du mascaret. C'est une main qui laisse entre ses doigts filer le sable, poudre des craies, hoquets des brises, triques des joncs. L'île est cette main, cet abandon au temps, cette foi.

Le temps. Austère comme la corde. Je la sens cette corde qui file entre mes doigts, chevelure dont le vent éraille les mèches, crin revêche. Ce fleuve, je le porte comme un manteau de litanies. Je vois dans l'aube son geste d'îles, parfum de l'épousée, peine de l'endeuillée, vasard tirant sur son épaule un châle de brumes, dédit de la renverse, musc de l'accouchée. Le fleuve prend la bure des ermites, terre brûlée, ronces d'automne.

J'entends sous le remous la meute des manœuvres courantes, piment originel, purée charnelle, planctons, pibales, caviar. Je m'efforce de durer, me poste à la face des eaux entre fatigue et froid. Choc des mottes, cadence des jours. Du fond de mon sommeil j'entends ce chant du flot sur la carène de l'île, cet écoulement massif que le fleuve tient des jours. Je me fais contemplatif, je me livre à cette présence, cristal, pupille d'ambre, braise. Je deviens cette page où le fleuve écrit chaque instant de l'Aquitaine, chaque soupir du plus petit des êtres qui la peuplent. Ces lignes, je les trace de la sépia des vases, lait des crues, calligrammes de bitume. Oui, je la serre cette corde, je porte des ancres dans ma conscience, je cherche ce fond de bonne tenue, je déhale, j'affourche. Sommes-nous, hommes du siècle, ce fond de bonne tenue ?

© Christian Lippinois, mai 2002
illustrations Catherine Lippinois

C & C Lippinois

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde