Un long chemin mène tout droit au fleuve depuis le bas du pan
de craie que domine le phare de St Samson. Il y a des trous d'eau gelée
où l'eau a disparu en laissant une fine croûte de glace. J'aime
briser la croûte en marchant dessus, ça craque comme une gaufrette
; quand c'est une grande flaque, ça tinte clair comme une vitre
qui casse.
Au bord du fleuve, un nordet vif me cueille. Les filets d'eau font la course.
Ils se hâtent, s'empêchent, tournoient et s'évanouissent,
plongent... resurgissent en ronds plats vite défaits. Quatre heures
après la pleine mer, au plus fort du jusant, le fleuve bleu galope
d'une harpe muette à l'autre : les ponts (pris dans les lointains
rosés, ils s'estompent).
A droite du chemin, une plage : des galets, de la boue sèche sur
un gros tuyau rouillé qui barre la plage, des taches de couleurs
(plastiques dépolis enchâssés). A gauche, un enrochement
découvre et retient des vases bleues immobiles au miroir bombé.
Derrière les vases, la prairie quadrillée de clôtures
barbelées.
Le vent m'accapare, il me veut tout à lui et me couvre le visage
de caresses froides : je ne sens plus rien. A l'orée de la prairie,
un aulne peine à s'extirper du buisson qui l'entoure. Une boule
de brindilles occupe la fourche la plus haute : un nid délaissé que
les feuilles ne cachent plus.
Pont de Normandie (dessin © Martine Langlois)
Derrière le buisson, je me défais de l'emprise du vent. La
vie reprend sa délicate musique: le clapotis de l'eau qui court,
pressée ; le pépiement des oiseaux qui s'affairent avant
la nuit ; le froissement de l'herbe sèche sous la bise.
Le soleil a disparu là-bas derrière les collines, quelque
part entre Trouville et Honfleur. Et tandis que les bleus des miroirs humides
grisent avant de s'éteindre, de grands oiseaux descendent le fleuve
avec le vent. Là-haut, très haut dans le ciel lumineux, ils
profitent encore un peu des couleurs du soir avant de venir se cacher dans
les hautes herbes du marais.
Avec ce ciel clair et le nordet qui ne mollit pas, c'est encore du gel
pour demain ! Et sur le chemin qui passe sous le pont de Tancarville quand
on vient de Quillebeuf, des flaques croûtées, il en restera
plein à craquer !... comme des gaufrettes.
© Régis Lesage, 16 décembre 2001